Guerre
aux démolisseurs
Etude
de la préface "Multiples splendeurs"
pour l'ouvrage Seine-et-Marne (1969)
Préambule
Voyages
pittoresques et romantiques dans l'ancienne
France
La
Bande noire
Préambule
En
1969, Vercors publia la préface "Multiples
splendeurs" aux pages 9 à 11 de l'ouvrage
Seine-et-Marne. Cet ouvrage
de photographies, accompagnées d'explications
sur les lieux et les monuments, se présente
comme un hommage.
Vercors connaissait bien
ce département pour y avoir vécu du début
des années 30 jusqu'à la fin des années
80 (Allez lire un rappel
à cette page). L'écriture d'une
préface par une personnalité célèbre était
susceptible de donner une visibilité plus
grande à ce livre.
Sa préface est une défense
et illustration de la sauvegarde de la grandiose
nature et du patrimoine. Divisée en deux
temps, elle s'appesantit longuement sur
les beautés du monde et de la France avant
de s'attaquer directement au vandalisme
éhonté. Elle n'est donc pas sans rappeler
la défense littéraire des monuments de Victor
Hugo entre 1823 et 1832. En effet, la première
date marque le point de départ d'un des
combats de ce Mage romantique. L'année
1823 voit l'invention du poème La Bande
noire avant, deux ans plus tard, la publication
de Fragments d'un voyage aux Alpes.
Au verso du brouillon de ce récit de voyage
effectué avec Charles Nodier, Hugo avait
rédigé la première version de Guerre aux démolisseurs.
La seconde version de ce pamphlet fut publié
en 1932, soit un an après son roman Notre-Dame
de Paris dans lequel Hugo s'inquiète
de la destruction orchestrée des monuments
historiques.
La préface de Vercors
concentre tout ce que l'on peut trouver
dans les différents textes de Hugo. Elle
se situe chronologiquement entre Quota
ou les Pléthoriens
(1966)
et Comme
un frère
(1973),
deux romans au cœur de l'écologie politique.
Vercors
en resta à la défense littéraire de la sauvegarde
du patrimoine, quand Hugo, même dans une
moindre mesure, concrétisa son engagement
en siégeant dans une commission auprès
de Prosper Mérimée, Inspecteur général des
Monuments Historiques. Il eut un rôle politique
moindre. Toutefois, il contrôla à Saintes
le bon déroulement des travaux de démolition
du vieux pont et le déplacement de l'arc
de Germanicus pour le sauver (Voir
notamment ici
et lire le
roman Une Aventure monumentale d'Olivier
Dutaillis qui retrace le parcours de sauvegarde
du patrimoine par Mérimée et dans une moindre
mesure par Hugo).
Vercors,
lui, refusa d'être conseiller municipal
de son village, estimant que la Brie était une
affaire de cultivateurs. Néanmoins, il n'hésita
pas, dans l'urgence, à participer au sauvetage
de l'Aubetin, affluent du Grand Moulin,
menacé d'être détruit pour éviter les inondations.
lire
en ligne le poème La Bande noire
lire
en ligne l'intégralité de Guerre aux démolisseurs dans La Revue des deux mondes.
Voyages
pittoresques et romantiques dans l'ancienne
France
La
préface de Vercors est majoritairement une
ode
à la nature et à l'intelligence humaine,
à la manière des Voyages pittoresques
et romantiques dans l'ancienne France de
Nodier, Taylor et Cailleux.
Dans
un premier paragraphe, Vercors veut prouver
que la France est un microcosme du monde
afin de démontrer par la suite que la Seine-et-Marne
est un microcosme de notre pays:
"En
un mot, la France est comme un résumé -
comme un assortiment des divers paysages
de notre monde terrestre.
Et
ce que la France est au reste du monde,
la Seine-et-Marne l'est à la France".
Vercors
déclare implicitement qu'il n'est pas besoin
de voyager loin pour contempler dans son
propre département les splendeurs d'un ailleurs
fantasmé. Il suffit de savoir regarder,
de savoir écouter dans ce proche voyage
des sens comme de l'intellect:
"Plus
loin, est-ce le Grand Morin ou le canal
du Nord? Ne sommes-nous pas, à la page suivante,
quelque part dans les Vosges, en hiver?
[...] A Provins ces remparts ne sont pas
indignes de ceux de Carcassonne, la cour
de l'hôpital indigne de l'hospice de Beaune,
le tympan de Rampillon de celui d'Autun,
les ruines de Preuilly de celles de Royaumont".
Vercors
démontre qu'il connaissait parfaitement
la vallée de l'Aubetin où il résidait. Il
évoque ainsi "Sainte-Aubierge",
"le pont gallo-romain au pied de
Faremoutiers", "l'église
médiévale de Villeuneuve le Comte",
etc. Cette recension précise des beautés
géologiques et architecturales souligne
l'amour de Vercors pour sa région. Il rend
autant hommage à cette campagne verdoyante
préservée dans son précieux écrin qu'à ces
bâtisseurs de joyaux architecturaux. A ce
titre, cette préface se rapproche de Sens
et non sens de l'Histoire,
essai dans lequel il admire les inventeurs
des sciences et des techniques destinées
à améliorer le sort de l'humain. Ces découvreurs
sont des preuves éclatantes de l'intelligence
humaine dans son système qui, rappelons-le
pour comprendre Vercors, exalte l'interrogation
de l'homme comme démarcation avec les autres
animaux et marqueur de l'unicité de l'espèce
humaine.
Les 3/4 de la préface
sont donc un hymne qui se termine par une
charge satirique contre les destructeurs
des vestiges du temps passé et des éléments
du temps présent.
La
Bande noire
Dans le dernier paragraphe,
Vercors dénonce la bande noire, c'est-à-dire
les particuliers riches et les structures
privées qui financiarisent la nature à la
recherche effrenée de profits. Il loue les
efforts de citoyens, d'associations qui
se battent pour préserver le patrimoine
en péril. Il a bien conscience que les lois
de protections des sites sont un rempart
contre une telle destruction, mais ces lois
se révèlent bien faibles face à certaines
prédations.
Il implique le lecteur
de cet ouvrage sur la Seine-et-Marne, probablement
un habitant ou un passionné du coin. Aussi
ne se contente-t-il pas de propos généralistes
sur la destruction du patrimoine naturel
et architectural. Il énumère des exemples
précis pour que le lecteur se représente
l'ampleur des dégâts et qu'il ait une vision
concrète de ce qui a déjà été fait, de ce
qui se fait au moment où il écrit et de
ce qui se fera. Vercors œuvre à une prise
de conscience collective propice au combat
contre l'oubli des traces du passé, pour
l'avenir de la nature, donc pour la survie
de l'humanité.
Laissons-lui la parole
dans ce vigoureux dernier paragraphe:
"Pareille variété
suffirait à la gloire d'un département que
désigne désormais deux fois le chiffre sept,
chiffre sacré qui devrait porter chance.
Hélas, il ne l'a pas protégé des vandales.
Où est la vieille église de Coulommiers
où a prié Jeanne d'Arc? A sa place, comme
un œil crevé, règne à présent un terrain
vague dont on va faire un parc de stationnement.
On a sauvé de justesse la Commanderie de
l'Hôpital dont des générations de cultivateurs
avaient su préserver l'essentiel, elle devient
un musée de papier, mais ce sauvetage est
dû à des efforts privés, sans eux on l'eût
démolie. Malgré la Protection des Sites,
nos charmantes vallées se couvrent de gourbis
préfabriqués et multicolores, elles deviennent
hideuses, quand les eût préservées une simple
exigence de style régional. Et sans des
protestations véhémentes la source millénaire
et la chapelle de Sainte Aubierge auraient
vu se construire auprès d'elles une usine
de mise en bouteilles. Personne n'a pu empêcher
un barbare de transformer en affreux métissage
de gare et d'hôtel des Postes où ne manque
au jardin qu'un monument aux morts, le délicat
moulin qui fut, au XVIIe, une des charmantes
"fabriques" d'un château disparu
aux pentes de l'Aubetin; tandis qu'au bout
du parc la grotte inimitable où se jouait
la musique de chambre de Mozart et de Pergolèse
s'est vue, par les soins du même, obturée
et transformée en bar. Chaque jour les beautés
naturelles de la France, ses richesses architecturales
sont ainsi peu à peu détruites et menacées
par les intérêts financiers, ou par les
fantaisies de propriétaires irresponsables.
Si cet album, en publiant les charmes d'une
région prestigieuse, pouvait en protéger
à l'avenir les fragiles beautés, il aurait
bien mérité du pays. Du moins faisons le
vœu qu'il ne devienne pas, pour nos petits-neveux,
le parfait, le touchant mais triste catalogue
de splendeurs anéanties..."
Pour prolonger cet article, allez lire Ecologie
et capitalisme, ou l'oxymore impossible.
Article
mis en ligne le 1er septembre 2018
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