La
collaboration entre Nathan et Citroën ne
commença pas en 1926 avec Frisemouche
fait de l'auto. Elle débuta en 1924
quand Citroën se lança dans la publicité.
En 1924, Citroën décida de se lancer à grands frais dans
la publicité. Il fit appel à l'éditeur Nathan et à son équipe pour
réaliser ses ambitions.
Dans un des bulletins
Citroën, la photographie d'une 10 HP Citroën vue en coupe est
assortie d'un petit texte vantant leur innovation dans la publicité:
"Il semblait
que les Parisiens fussent blasés de la publicité murale tant ils sont habitués
à voir des affiches. Nous avons voulu néanmoins tenter de forcer leur attention
en leur présentant pendant le Salon de l'Automobile une affiche d'une
présentation nouvelle: La Publicité Technique! Dès son apparition sur
les murs de Paris, chacun s'arrêta devant elle, chacun étudia, commenta, admira
la précision du dessin et l'élégance mécanique de la Citroën "Tout
Acier" vue en coupe, qu'elle représente. En lançant cette affiche, nous
avons ouvert une voie nouvelle à la Publicité, car nous avons deviné qu'en tout
français sommeille un ingénieur".
Cette affiche d'une
"vue en coupe d'une HP Citroën", c'est la société parisienne
"Omnium français de publicité", anciennement "Courbet et
Cie", qui se chargea de l'imprimer pour le compte de Nathan, intermédiaire
de Citroën. Dans une lettre du 29 octobre 1924, cet imprimeur spécialisé dans
l'affiche dit envoyer à Nathan le "modèle Citroën", avant
tirage définitif. Les baguettes furent réalisées par les Etablissements Drevet,
comme le stipule leur lettre du 12 janvier
1925.
A
partir de ce moment, Citroën décida de continuer
à faire appel à Nathan pour exploiter cette
affiche publicitaire, apparemment sous la forme de tableaux
muraux destinés aux écoles, aux concessionnaires
de la marque et aux agents de l'entreprise.
Du moins, les archives semblent aller dans
le sens de mon interprétation.
Le
4 février 1925, Monsieur Masson, sous-directeur
commercial de Citroën, passa commande auprès
de Nathan de 25 000 "tableaux muraux"
avec au recto la vue en coupe de la 10 HP
de l'affiche publicitaire, et au verso la
vue du moteur, le tout légendé avec soin.
Le 9 février, il ajouta 7500 tableaux, ce
qui portait le nombre à 32 500. Citroën
envoya trois pages de légende. Le 18 février,
deux calques furent remis à l'imprimeur
"Omnium français de publicité", anciennement "Courbet et
Cie". Le 4 mars, Citroën envoya son bon de commande de 32 500 exemplaires,
dont 5000 en langues étrangères. Le 16
mars, Masson remit à Nathan le calque avec
la mention de quelques modifications à effectuer.
Le 17 du même mois, il envoya une autre
missive d'acceptation de la modification
suggérée pour la légende n°25.
Le 25 mars, Citroën
souhaita un ajout supplémentaire pour les
légendes n° 33 et 34. Le dessin définitif
devait lui parvenir au plus vite. Le tout
fut soumis à l'imprimeur le 27, soit deux
jours plus tard. Le 6 avril, Citroën, mécontent,
demanda de nombreuses modifications pour
la coupe comme pour le moteur de la 10 HP.
Le 14 avril, il se montra enfin satisfait pour
le dessin du moteur, mais pas pour celui
de la coupe globale de la voiture, ses
exigences n'ayant pas été respectées. Il
désira donc un nouveau calque, à lui remettre
rapidement pour approbation. C'est le 16
juin que l'imprimeur termina le modèle définitif.
Suivirent ensuite, de juin à septembre, les
propositions de tirages dans de nombreuses
langues étrangères.
En
marge de certaines lettres, on peut lire
quelques mots manuscrits, soit concernant
la tractation financière auprès des imprimeurs,
soit concernant la fabrication matérielle
proprement dite des dessins (ou l'envoi
des épreuves aux imprimeurs).
Bien
des fois, j'ai cru déchiffrer l'écriture
de Jean Bruller. Pourtant, de trop nombreuses
zones d'ombre demeurent pour entériner ce
constat. Jean Bruller aurait pu avoir le temps
de réaliser l'affiche publicitaire, avant
son départ pour son service militaire à
Tunis, mais, pour ce premier projet, on
ne trouve qu'une lettre avec à la main des
renseignements d'ordre économique. J'ai
consulté les cahiers des personnels de Nathan
à cette période, mais à aucun endroit il
n'est stipulé que Jean Bruller était employé
sur un poste précis qui l'aurait amené à
prendre des décisions de cet ordre-là.
Le
second projet démarre en février quand Jean
Bruller est à Tunis. Put-il effectuer ce
travail? On peut en douter, mais sur les
trois pages de légende toutefois, je crois
voir l'écriture de Jean Bruller qui modifie
la légende du n°25. Or, Jean Bruller était
frais émoulu de l'Ecole Breguet qui forma
aussi son ami Paul Silva-Coronel employé
ensuite chez Citroën. Il connaissait ces
aspects d'ordre technique. Toutefois, trop de
doutes ne me permettent pas d'entériner
une quelconque paternité des dessins à Jean
Bruller.
Par
contre, pour les ouvrages qu'il illustra
chez Nathan, il eut un rôle plus étendu
que le simple fait d'inventer des dessins
(Cf. plus bas sur cette page).
Pour
rappel: Jean Bruller et la publicité
Jean Bruller s'exerça dans le domaine de la publicité, dans des
travaux donc ponctuels, et ce, avant et après son service militaire.
Rétrospectivement d'ailleurs, Vercors évoqua ce passage en spécifiant qu'il se
décida en 1926 à auto-éditer son album 21 Recettes pratiques de mort violente, mettant fin à un afflux de commandes publicitaires.
S'il ne fut pas plus disert, il loua toutefois ce travail qui lui apprit les
arcanes techniques du métier.
Allez
lire mon article "Jean Bruller-Vercors et l'imprimerie" dans
l'ouvrage collectif L'écrivain et l'imprimeur dirigé par Alain Riffaud,
Presses Universitaires de Rennes, Collection Interférences, octobre 2010, pp.
337-358.
Il fut le créateur de "Mortes les mites"
dont vous pouvez voir l'affiche à cette page de la
Réunion des musées nationaux (vous pouvez aussi acheter une reproduction); d' une
publicité pour les cigarettes "Lucky Strike" dans le journal Le
Figaro n° 154 du 2 juin 1934 à cette page 6 du site Gallica; d'un dépliant publicitaire
pour une assurance automobile "La Préservatrice" dont la première
page décline le slogan suivant: "Automobiliste! Vous êtes un homme
avisé". Le dessinateur réalisa et imprima lui-même ce dépliant,
puisqu'il est clairement estampillé "Atelier J. Bruller".
Un long travail reste à effectuer pour reconstituer l'ensemble
des exécutions publicitaires de Jean Bruller.
La
volontéde compléter les
panneaux pédagogiques avec des livres
pour la jeunesse se concrétisa au début
de l'année 1926. Là encore, Citroën fit
appel à Nathan pour la parution concomittante
de l'album Frisemouche fait de l'auto
et de l'album à colorier à vocation ludique Toto
fait de l'auto. En dépouillant les archives,
on entre dans les coulisses de la création
matérielle et éditoriale de ce projet. On
apprend ainsi de la main de Jean Bruller
que le "devis [fut] envoyé
le 2 avril 1926 pour compo[sition]
et tirage genre Fricasson". On
saisit dès lors les liens indéniables entre
Frisemouche fait de l'auto et Fricasson
fait de l'auto (1925). Qui de Citroën,
Nathan ou Jean Bruller proposa cette parenté?
Impossible de le savoir.
Toujours
de la main de Jean Bruller, sur la même
feuille arrachée d'un petit bloc-notes,
on lit que le manuscrit (c'est-à-dire le
texte) est vu le 1er juin. Le jour même
en effet, Masson, sous-directeur commercial de Citroën, promettait par
lettre à Nathan qu'il enverrait prochainement
le bon de commande. Le 3 juin, il précisa
qu'il souhaitait voir figurer sur les albums
"Editions enfantines Citroën".
Citroën commanda 10 000 albums Frisemouche
fait de l'auto au prix unitaire de 12,50
francs, et 10 000 exemplaires de Toto
fait de l 'auto au prix unitaire de
2,15 francs, tous deux semblables aux exemplaires
soumis à Citroën. Le bon de commande stipule
que les ouvrages devraient être progressivement
livrés dans l'entrepôt de Javel que possédait
Citroën. En outre,
Frisemouche fait de l'auto serait
luxueusement proposé dans un étui cartonné,
dont le bon de commande daté du 18 septembre
décline le prix de 510
francs.
Sur
la feuille arrachée du bloc-notes est inscrit
de la main de Jean Bruller que le manuscrit
fut envoyé à l'imprimeur de Compiègne le
10 juin 1926. Le 25 juin, Citroën demanda
à contrôler les épreuves des deux exemplaires
avant tirage afin d'apporter si nécessaire
des modifications, ou bien de fournir le
bon à tirer. C'est seulement le 1er octobre
que, toujours de l'écriture de Jean Bruller,
on sait que 10 albums de Frisemouche
fait de l'auto et 12 albums à colorier
de Toto fait de l'auto furent livrés
à Citroën en tant qu'avance sur la commande
globale. Aucun renseignement n'est fourni
sur les raisons de ce retard. Citroën
donna son aval, car les livraisons de 10
000 albums Frisemouche fait de l'auto
et 10 075 albums Toto fait de l'auto
s'échelonnèrent entre le 5 et le 25 octobre.
Ce
sont
les établissements Ruckert (photograveurs)
qui s'occupèrent de Toto fait de l'auto,
un album comprenant cinq planches couleurs
et quatre en noir et blanc (lettres du 11
et du 24 juin 1926 des Etablissements Ruckert
à Nathan). Quant à Frisemouche fait de l'auto,
il fut confié aux Papeteries Navarre pour
les illustrations, "La Persévérante"
concocta la maquette de couverture, "dans
le genre L'Union latine" (celui-là
même qui édita les aventures de Fricasson),
le groupe "Cartonnages et Reliures
en tous genres" confectionna les étuis.
Le 24
décembre 1926, Nathan proposa à Citroën
une remise de 33% sur sa commande totale.
Le 11 janvier 1927, Citroën accepta un escompte
de 5% proposé par Nathan "dans le
but de participer aux ennuis et frais qui
nous ont été occasionnés par la mise en
vente du livre". Comme je vous
l'ai signalé un peu plus haut, je ne puis vous
en dire davantage sur les motifs qui retardèrent
la fabrication des ouvrages. Cet accroc
fut probablement à l'origine de relations
commerciales plus distendues entre Citroën
et Nathan.
Dans
le catalogue de jouets Citroën de 1927,
les Editions enfantines Citroën sont à l'honneur,
comme vous pouvez le constater ci-dessous:
Cette
trouvaille du catalogue de 1927 permet de
voir la première de couverture de Toto
fait de l'auto. Il est à craindre qu'on
ne retrouve aucun exemplaire d'un album
à colorier que les familles durent jeter
une fois le coloriage terminé.
Les
dessins de cette couverture sont-ils de
Jean Bruller? Sur cette couverture, je dirais
non. Mais sur les autres pages intérieures?
En
avril 1927, puis en novembre 1928, Nathan
commanda à Citroën quelques albums de Frisemouche
fait de l'auto pour quelques clients.
Mais les autres archives tendent à prouver
que les Editions enfantines Citroën furent
un fiasco commercial.
D'une
part, début 1929, Citroën sortit Pierrot
aura son auto. Le petit texte et les
dessins, que j'ai pu obtenir en fac similé,
incitaient les enfants à colorier rapidement
l'album Pierrot aura son auto, puis
à l'envoyer
dans le courant du mois de mars à Citroën. Les cent plus rapides se
virent offrir Frisemouche fait de l'auto,
sans doute pour écouler les invendus. Quoi
qu'il en soit, on peut légitimement le penser,
puisque les Editions enfantines Citroën
connurent une éphémère existence et ne comportèrent
réellement qu'un seul album véritable,
en dehors d'un album de coloriage (Toto
fait de l'auto) et d'un
album de relance publicitaire (Pierrot
aura son auto): c'est Frisemouche
fait de l'auto.
D'autre
part, Nathan s'enquit du résultat des ventes
et sembla s'inquiéter du peu de succès de
Frisemouche fait de l'auto, puisque
le 22 septembre 1927 il quêta auprès
de Citroën l'autorisation de faire sa propre
publicité de l'album. Citroën accepta dans
sa réponse du 27 septembre l'épreuve
du cliché tiré à 10 000 exemplaires, avec
quelques menues modifications. Mais
il refusa fermement le 30 septembre puis
le 5 octobre de prendre en charge
les frais afférents à ladite publicité.
Il ajouta même qu'il ne lui était "pas
possible de consentir de remise sur nos
prix de tarifs aux instituteurs ayant répondu
à votre petit entrefilet, ces clients éventuels
pourraient être indisposés vis-à-vis de
notre marque qui leur aurait fait des promesses
non tenues".
Le 28 septembre, Jean Bruller créa le bon
à tirer pour faire la publicité de Frisemouche
fait de l'auto, vendu au prix de 22
francs. On reconnaît en effet son écriture
sur cette publicité à imprimer. C'est de
sa main que les modifications demandées
par Citroën sont effectuées avant que la
publicité ne soit imprimée: mention du format
de l'ouvrage, précisions dans le nom de
la société Citroën, adresse.
J'avais
émis l'hypothèse que les notes de bas de
pages contenues dans le texte de Jean Montaigne
pouvaient fort bien avoir été écrites par
Jean Bruller. Il sera sans doute impossible
dans l'avenir de le prouver, car le tapuscrit
des Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan
à travers le ciel est invisible. Néanmoins,
on sait que Jean Bruller suivit de près
"l'affaire Frisemouche". Il fut non seulement
employé pour effectuer les illustrations
de ces quelques albums pour la jeunesse,
mais il s'occupa aussi de leurs conceptions
éditoriales et suivit leurs impressions
de belle facture. Les manuscrits passèrent
donc entre ses mains, et pas seulement pour
en prendre connaissance en vue de les orner
de ses dessins. Il me semble donc que la
note de bas de page "Et dire que les habitants
de la Terre sont si fiers de leurs
odieuses voitures à pétrole! Pouah! (Cette
réflexion est de Fifi.)" prend
tout son sens. Une rancoeur, si infime soit-elle,
s'installa probablement entre Nathan et Citroën
à cause des quelques ratés de l'impression,
de la livraison, puis de la vente de Frisemouche
fait de l'auto. Dans un geste commercial,
Nathan accorda une remise à Citroën
fin décembre 1926. Puis le 27 septembre 1927,
il dut à ses frais faire la publicité de
l'album pour accélérer les ventes. Même
si cette décision relevait de son initiative,
il espéra - en vain - une aide financière
de Citroën, les archives l'attestent. Jean
Bruller participa activement à toute l'affaire,
aux côtés de Nathan. C'est pourquoi cette
note de bas de page susnommée de l'album
LesMirifiques
pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers
le ciel a de fortes chances d'avoir
pour auteur Jean Bruller. L'hypothèse est
hautement probable maintenant qu'on sait
que Jean Bruller surveilla scupuleusement
tous les méandres de cette affaire. Elle est d'autant plus raisonnable
que l'album de Jean Montaigne fut tiré le
28février
1928. Le projet comportait 4750
exemplaires. Les carnets des honoraires
des auteurs dans les archives Nathan sont
d'une aide précieuse. Rapprochons les dates:
le 28 septembre 1927, Jean Bruller fabriquait
le bon à tirer pour la publicité de Frisemouche
fait de l'auto, et, logiquement, en
ce même dernier trimestre de cette année-là,
il réceptionnait le manuscrit de Jean Montaigne,
inventait les dessins, et pouvait se permettre
de le corriger quelque peu, avant le tirage
de février 1928. C'est pourquoi cette note
de bas de page sur les automobiles sonne
comme un coup de griffe à Citroën. Ce petit
conflit concernait
davantage Jean Bruller que Jean Montaigne.
De plus, les autres notes de bas de pages
et une phrase isolée (que vous pouvez relire
à partir de ce
point précis de la page
consacrée à l'album de Jean Montaigne) sont
glissées non innocemment dans la bande dessinée
Le
Mariage de Monsieur Lakonik
(1931). Selon moi, plutôt que de s'inspirer
de l'inventio de cet album de 1928
pour composer sa bande dessinée, Jean Bruller,
qui aimait recycler ses textes et ses dessins,
signala dans sa BD de 1931 sa paternité
dans les menues corrections qu'il apporta au manuscrit
de Fifi, en les remaniant légèrement pour
les besoins de la narration.
Sur
l'album Les Mirifiques pérégrinations
de Fifi-Tutu-Panpan à travers le ciel
figure explicitement la date de parution:
1928. En revanche aucune date n'est fournie
sur l'album Loulou
chez les nègres.
Alors
que Vercors lut et retoucha librement la
thèse de Radivoye Konstantinovic, Vercors
écrivain et dessinateur (Paris, Klincksieck,
1969), il resta étrangement silencieux sur
les manques de la bilbiographie. Frisemouche,
Fifi et Loulou sont tout bonnement absents.
Les albums originaux de Frisemouche et de
Fifi, une fois ajoutés à la bibliographie
plus complète de Jean bruller, ne posèrent
aucun problème de datation.
Consultant
les cahiers des honoraires des auteurs dans
les archives Nathan pour des motifs étrangers
à cette question, j'ai pu constater dans
le cahier des honoraires daté de 1928
que le projet Loulou chez les nègres
était déjà prévu. Comme pour d'autres textes,
aucun inventaire chiffré n'est encore proposé,
puisque l'ouvrage n'a pas encore d'existence
matérielle.
Seuls figurent le nom de l'auteur et le
titre du livre. Cette suite non avouée mais
indéniable de Frisemouche fait de l'auto
semble donc se poser comme une volonté de
poursuivre l'aventure éditoriale, cette
fois-ci sans Citroën. Cela paraît fonctionner
comme une réaction
aux conséquences commerciales de l'album
de 1926 et comme un pied de nez à Citroën.
Les
cahiers des honoraires des auteurs étaient scrupuleusement
tenus. Nathan arrêtait ses inventaires au
30 juin de chaque année. Dans l'ordre alphabétique
des auteurs sont répertoriés les ouvrages,
avec systématiquement les inventaires de
l'année, les existants, le nombre d'exemplaires
consacrés
à la publicité, enfin le nombre d'ouvrages
vendus dans l'année. Dans le cahier des
honoraires de 1929 apparaît Loulou chez
les nègres dont le tirage fut finalement
effectué le 16 avril 1929 à 5000 exemplaires.
Au 30 juin 1929, il n'en restait plus que
4892, 105 ouvrages ayant été déjà vendus,
et trois ayant été consacrés à la publicité.
Cela signifie qu'à l'heure actuelle sont
susceptibles de circuler 108 exemplaires
de ce tirage, et c'est tout. Vous
allez comprendre pourquoi dans le paragraphe
qui suit.
Suivons
en effet les ventes et les aléas: dans le
cahier des honoraires 1929-1930, on apprend que Nathan
procéda à un second tirage de 4000 exemplaires
le 7 octobre
1929. C'était pour remplacer
les 4040 volumes détruits par un incendie
qui ravagea les locaux de réserves chez
Nathan. Il ne s'agit pas de l'incendie de
la Rue des Fossés du 16 septembre 1927.
Lors de ce second incendie, beaucoup d'autres
ouvrages furent endommagés, comme celui
de Jean Montaigne illustré par Jean Bruller.
Ainsi un second tirage des Mirifiques
pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers
le ciel fut effectué le 27 octobre 1929.
Un tirage de 3150 exemplaires pour compenser
les 2857 volumes partis en fumée.
Il
est intéressant de voir l'évolution des
ventes de ces deux albums. Voyez pour Loulou
chez les nègres:
Inventaire
du 30 juin 1928
Tirage
du 16 avril 1929: 5000
Existants
au 30 juin 1929: 4892
Publicité:
3
Vente:
105
Inventaire
du 30 juin 1929: 4892
Tirage
du 7 octobre 1929: 4000
Volumes
détruits par incendie: 4040
Existants
au 30 juin 1930: 3432
Publicité:
11
Vente:
1409
Inventaire
du 30 juin 1930: 3432
Existants
au 30 juin 1931: 2921
Publicité:
57
Vente:
454
Inventaire
du 30 juin 1931: 2921
Existants
au 30 juin 1932: 2766
Publicité:
0
Vente:
155
Inventaire
du 30 juin 1932: 2766
Existants
au 30 juin 1933: 2572
Publicité:
2
Vente:
192
Voici,
pour comparaison, les chiffres concernant
Les Mirifiques pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan
à travers le ciel de Jean Montaigne:
Inventaire
du 30 juin 1928 (tirage du 28 février 1928):
4750
Tel
un enquêteur, le chercheur en littérature
peut débrouiller une énigme par le
biais de la génétique. Il exhume le ou les
manuscrit(s) susceptible(s) de cerner le
processus de création et de production d'un
livre. Philippe Lejeune rappelle ainsi la
définition de la génétique (et plus longuement
sur cette
page):
"[...] ce n'est
pas exactement l'étude des brouillons, ou
«avant-textes»: ils ne sont que les lieux
ou les moyens, certes privilégiés, de la
recherche, mais parmi d'autres possibles.
Un «dossier génétique» peut inclure des
lettres, des entretiens, des témoignages
extérieurs, etc. Le but de la génétique
est de comprendre pourquoi et comment quelqu'un
a créé quelque chose. Que ce soit un texte,
un tableau, une symphonie, un film. Ce n'est
pas une «méthode critique» particulière,
comme les diverses méthodes ou approches
psychologiques, sociologiques, poéticiennes
ou autres… Ces méthodes-là, d'ailleurs,
elle peut elle-même à l'occasion les mettre
à contribution, parmi d'autres instruments
de description ou d'interprétation. Ce qui
lui est propre, c'est la dimension diachronique
de l'étude: elle va faire l'histoire d'une
production. Comme toute science historique,
elle aura ses exigences et ses méthodes:
l'établissement de toutes les traces laissées
par le processus de production, leur description
méticuleuse, leur chronologisation [...]".
Frisemouche
fait de l'auto se présente sous la forme
d'un tapuscrit dans les archives Nathan.
Ce tapuscrit comporte une page de garde
sur laquelle il est inscrit le nom de l'auteur,
suivi du titre de l'oeuvre en majuscules.
Suivent 30 pages recto numérotées en haut
- 1 -; - 2- ; - 3 -, et ainsi de suite jusqu'à
30. En bas de cette dernière page se trouve
encore une fois le nom de l'auteur.
Un
dernier feuillet, ajouté ultérieurement
(le papier n'est pas le même), répertorie
la table des matières définitive. Et nous
découvrons également, cette fois-ci sous
la forme manuscrite, le brouillon de ce
dernier feuillet, avec des variantes puisque
cette ultime feuille manuscrite se lit comme
la tentative de trouver les titres de chaque
chapitre de Frisemouche fait de l'auto.
On
peut donc dire que le texte primitif ne
semble pas avoir été pensé initialement
avec des titres de chapitres. Chacun d'entre
eux est noté simplement I, II, III, etc.
sur le jeu de 30 feuillets tapuscrits. Juste
sous cette numérotation primitive et à même
le texte tapé ont été ajoutés à la main
les titres définitifs. Ces titres ont donc
été l'objet d'une démarche postérieure à
l'invention du texte.
Ce
tapuscrit porte par deux fois - sur la page
de garde et sur le 30e feuillet - le nom
d'Alphonse Crozière. Ainsi, comme aucun
indice ne permet de contredire avec certitude
cette preuve matérielle, il convient d'attribuer
ce récit pour la jeunesse à Alphonse Crozière,
par ailleurs un auteur habitué à travailler
pour Nathan.
C'est
donc bien la Bibliothèque de l'Heure Joyeuse
qui avait raison quand elle attribuait en
1999 le texte à cet auteur d'après le tapuscrit
qu'elle avait pu consulter avant de monter
l'exposition sur Paul Hartmann, André Maurois
et Jean Bruller.
Néanmoins,
cette même Bibliothèque n'est pas allée au
bout de sa découverte...
Le
tapuscrit a évidemment été confié à Jean
Bruller pour que ce dernier invente les
dessins qui allaient illustrer le récit.
Néanmoins, le dossier génétique nous appprend
que le dessinateur a retravaillé le tapuscrit.
Nathan lui a donné un droit de regard et
de retouche sur le texte d'Alphonse Crozière.
En effet, c'est bien son écriture qui se
lit à même le tapuscrit de 30 feuillets.
Jean Bruller a ainsi rectifié quelques mots
de-ci, de-là, qui figurent sur l'édition
définitive. Comme ce récit était destiné
à faire la promotion de Citroën, certains
mots comme "petit" ou encore
"auto" ont été remplacés
par "Citroënnette", par
Jean Bruller en personne. De même, dans
le chapitre mettant en scène le petit Poucet,
il était initialement écrit:
-
Tu en es sûr?
-
Comme un citron, Poucet.
Cette
formule familière "Comme un citron"
a été modifiée dans le texte définitif par
"Absolument".
Certaines
modifications ont dû être décidées en dehors
des interventions visibles de Jean
Bruller, à l'ultime moment de l'impression. La
"40 CV" est devenue de
manière plus réaliste la "10 CV".
De même, la mère de Frisemouche apparaissait
ponctuellement au début de l'invention d'Alphonse
Crozière, Jean Bruller n'a pas retouché
ce détail, mais celui-ci ne passera pas
l'impression:
-
Demain, je me rattraperai, tu verras, papa...Oh!
Papa, ne me prive pas de sortie.
-
Oui, il se rattrapera demain, risqua la
maman indulgente.
Mais
M. BICHARD était l'homme des résolutions
fermes.
Jean
Bruller ne fit pas qu'intervenir sporadiquement
sur le texte d'Alphonse Crozière. C'est
lui qui inventa tous les titres de chapitres.
Sur une feuille manuscrite, nous voyons
ses recherches de titres et ses repentirs.
Et le tapuscrit de Crozière porte l'empreinte
des titres définitifs écrits de la main
de Jean Bruller. Aussi le dessinateur participa-t-il
à sa manière à l'écriture du récit, même
si son action scripturale fut peu importante.
Du moins, dans le dossier génétique laissé
dans les archives Nathan. Rien ne préjuge,
dans un sens ou dans l'autre, de la collaboration
des deux hommes en amont du tapuscrit.
Si
Jean Bruller put intervenir, même ponctuellement,
sur le récit Frisemouche fait de l'auto,
on peut s'interroger sur les autres livres
pour la jeunesse qu'il illustra chez Nathan
jusqu'en 1929. Aussi les notes de bas de
pages des Mirifiques
pérégrinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers
le ciel
(1928) de Jean Montaigne sont-elles fort
intéressantes de ce point de vue-là, comme
je le démontre un peu plus haut sur cette
même page.
En
1929, sur Loulou
chez les nègres,
suite indéniable de Frisemouche fait
de l'auto, Jean Bruller a très bien
pu intervenir sur quelques passages de ce
deuxième récit d'Alphonse Crozière. Les
carnets des honoraires Nathan sont formels
quant à l'auteur de ce récit de 1929. Ces
interventions ponctuelles supposées de Jean
Bruller demeureront au stade des spéculations,
hélas, mais quand on constate qu'en 1927
l'invention du bonhomme de pain du
premier tome de l'album Pif
et Paf
est croquée en une phrase au début du récit
de Loulou chez les nègres, puis réutilisée
en 1931 pour Le
Mariage de Monsieur Lakonik,
il y a de quoi s'interroger.
S'interroger
modestement sur un Jean Bruller qui, après
avoir illustré Pif et Paf, lut le
tapuscrit de Loulou chez les nègres
et put avoir la possibilité de calquer un
élément de l'histoire de 1927 en la réduisant
à une anecdote en 1929, avant de la retravailler
plus largement en 1931.
Ou
bien s'interroger sur la paternité initiale
de cette invention du bonhomme de pain.
Les cahiers des honoraires auteurs de Nathan
ne fournissent systématiquement que le nom
de l'auteur du récit et le titre. Jamais
l'illustrateur n'est mentionné. Or, pour
les trois tomes de Pif et Paf (1927-1929),
on peut lire "Hermin Dubus et Jean
Bruller". Pourtant Jean Bruller
est bien perçu comme celui qui ne fit qu' illustrer
les histoires de Dubus. Est-ce parce que
le dessinateur participa aussi aux
scénarii des trois récits? Est-ce parce
qu'il avait un contrat spécial pour cette
série? Le fait d'accoler dans les cahiers
d'honoraires, et ce contre les habitudes
de l'éditeur, le nom de l'auteur officiel
et celui de l'illustratreur apparaît donc
comme une incongruité. Inconguité qu'il
conviendrait de soulever...
Cette
enquête nous aura du moins appris que les
méandres des processus de fabrication d'un
livre sont complexes. Le produit fini ne
nous révèle pas les rouages des interventions:
de l'invention du texte à sa fabrication
matérielle passant par une relecture prompte
à corriger le texte princeps, une
décision éditoriale, une impression.
Article
mis en ligne le 8 mars 2012 et le 8 avril
2012
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