Derrière l'homme et le double artiste Vercors: des femmes
Sommaire
Les épouses, femmes de l'ombre
Présenter les deux épouses de Vercors, c'est les situer dans le milieu de la bourgeoisie d'une part, et d'autre part dans le milieu artistique. Le milieu artistique est essentiellement celui de la Bourgeoisie. Le destin de ces femmes ressemble donc pour beaucoup à celui des femmes bourgeoises de leur époque. Toutefois il existe quelques spécificités d'être la femme d'un écrivain, spécificités que bon nombre de ces compagnes ont en commun.
Jean Bruller rencontra sa première femme Jeanne en 1928. Il l'épousa en 1931, se sépara d'elle en 1947-1948, divorça au début des années 50. Lorsqu'il la rencontra, elle gérait la librairie « La Porte étroite » à Paris. Ce lieu de sociabilité intellectuelle attirait les grands noms de l'époque et Jeanne était pour beaucoup dans ces réunions récurrentes de haute volée, comme le rappelle Marcelle Auclair dans un portrait qu'elle lui consacre dans le journal France du 13 juin 1947.
Son mariage avec Jean Bruller stoppa toute activité professionnelle et compromit son autonomie financière. Et l'installation à la campagne en Seine-et-Marne, l'arrivée des jumeaux en 1934 entérinèrent cet état de faits. De ce point de vue, Jeanne est le modèle des femmes bourgeoises mariées.
Elle put se consacrer à des événements littéraires ou artistiques grâce au réseau de sociabilité qu'elle fréquentait. On apprend ainsi dans les mémoires de Vercors que Jules Romains fit appel à elle pour l'organisation et la vente de livres lors de l'Exposition Universelle de 1937. Toutes ces manifestations dans le milieu spécifique aux intellectuels réclamant de l'aide concrète pour rendre l'événement possible voyaient l'intervention de ces femmes de l'ombre. Très souvent gratuitement.
Marcelle Auclair dans le portrait qu'elle lui consacre dans le journal France du 13 juin 1947 partage la dureté de l'existence de Jeanne et des nombreuses femmes invisibilisées pendant la Seconde Guerre mondiale. Pendant que Jean Bruller allait se faire menuisier, du moins dans les premiers temps de l'Occupation, Jeanne explique à Marcelle Auclair sa vie de femme au foyer. C'est elle, dans son couple, qui est chargée de l'éducation de leurs enfants et de la tenue de la maison.
Néanmoins, dire qu'elle s'occupait toute seule des tâches domestiques ne signifie pas seulement que la répartition traditionnelle est celle identique à tout couple hétérosexuel, transcendant ainsi les classes sociales pour montrer le modèle rigide du patriarcat assignant aux femmes la production gratuite et la reproduction. Pendant la guerre, les Bruller ont dû se séparer de domestiques, laissant ainsi Jeanne connaître le destin commun à une majorité de femmes n'appartenant pas aux classes supérieures. Jeanne connut alors la contrainte absolue pesant sur les femmes pendant ce laps de temps allant de 1940 à 1944.
Marcelle Auclair montre dans son article qu'au sortir de la guerre Jeanne devient le bras droit de Vercors aux Éditions de Minuit, comme de nombreuses autres épouses d'écrivains, d'artistes et d'intellectuels furent la secrétaire de leurs maris. Pendant que ces hommes se consacraient à la création - activité noble par excellence - leurs femmes s'activaient dans l'ombre à tous les à-côtés du métier (secrétariat, réception...), heureusement débarrassées des tâches ancillaires confiées aux femmes de classes sociales plus basses que le ménage employait. Jeanne fut-elle rétribuée pour ce travail aux Éditions de Minuit ? Ce serait un point très intéressant à connaître, tout comme il serait intéressant de savoir si les épouses secrétaires de leurs maris écrivains travaillaient gratuitement pour eux. Être séparées surtout, être divorcées surtout, être veuves (dans une moindre mesure puisqu'il existe des protections juridiques et des transmissions) créent autant de nouveaux états de fragilité financière pour ces femmes, - sauf à être des héritières de parents aisés puisque souvent issus de la Bourgeoisie, l'endogamie dans ce milieu étant souvent de mise. Du moins ce nouveau statut crée-t-il une inégalité injuste défavorable à la femme de.
Rita, la seconde épouse de Vercors, rencontrée au moment de la séparation d'avec Jeanne, était journaliste et elle habitait en Angleterre. Comme le stipule Vercors dans ses mémoires, ce n'est pas lui qui fit le sacrifice de changer de vie. De manière toute conventionnelle, ce fut Rita qui quitta son pays définitivement, qui renonça à son métier pour être la femme de l'ombre. Elle suivit Vercors dans ses déplacements professionnels, elle fut sa secrétaire. Elle fut également la traductrice de l'oeuvre de son mari, ce qui, très certainement, lui assura une forme de rétribution et de travail qui la rendit un peu plus autonome financièrement.
Les substituts maternels
Quand Jean Bruller se maria en 1931, il passa du logement de sa mère à des logements avec Jeanne, puis à des logements avec Rita. En d'autres termes, Vercors ne vécut jamais seul. Il ne connut pas une phase de célibat au cours duquel il aurait habité seul dans un logement.
Jean Bruller est issu de la moyenne bourgeoisie grâce à un père ayant fait fructifier son capital à force de travail. Il vécut avec des parents sans activité, son père étant devenu rentier avant sa naissance et sa mère institutrice ayant arrêté d'exercer autant parce qu'elle eut la destinée traditionnelle d'une femme mariée de ce milieu-là que parce qu'elle était souvent alitée.
Le petit Jean, parce qu'appartenant à la moyenne bourgeoisie, fut élevé et éduqué par des nourrices issues de classes plus basses. Et lui-même employa des nourrices pour décharger et soulager Jeanne de plusieurs tâches. Dans cet article, j'avais évoqué cette nourrice allemande qu'il avait renvoyée après avoir assisté à la violence qu'elle exerça contre leurs jumeaux encore bébés. Évoquons encore Kébé qui se mit à leur service dans les années 30.
Il convient donc de ne pas oublier toutes ces petites mains issues des classes populaires, majoritairement des femmes, au service de couples bourgeois qui les emploient pour les décharger des contingences matérielles qui volent tant de temps pour ce que Marx appelait la « reproduction de la vie ». C'est aussi par ces biais matériels que l'on peut saisir les conditions de la création.
Les femmes enrôlées dans la Résistance
Yvonne Paraf mais également de nombreuses autres femmes aidèrent au bon fonctionnement des Éditions de Minuit clandestines. Plus que des aides, elles furent les rouages autant indispensables que les imprimeurs et les écrivains. Elles firent preuve de courage, d'abnégation, d'ingéniosité dans la Résistance intellectuelle. Dans ses mémoires, Vercors rend hommage à son amie Yvonne Paraf. Fidèle à son ami, celle-ci devint directrice-adjointe des Éditions de Minuit à la Libération. Il est dommage que les hommages institutionnels l'oublièrent, ainsi que de nombreuses autres femmes restées dans l'ombre quand elles eurent un rôle de première importance sous l'Occupation.
Derrière le petit Jean, derrière l'homme et l'artiste Jean Bruller, derrière le mystérieux Vercors puis le symbole de la Résistance, des femmes au rôle indéniable...
Article mis en ligne le 1er mars 2024