Sept Sentiers du désert: une dimension religieuse
Ce 7e article appartient au cycle d'étude « Vercors et le judéo-protestantisme ». Pour prendre connaissance de tous les articles et de la logique du positionnement de celui-ci, allez à la rubrique Thèmes.
Sommaire
Un titre de recueil symbolique
A la page consacrée à ce recueil, j'ai déjà étudié la composition de cet ouvrage de 1972 et je me suis surtout arrêtée sur l'étude des deux récits « Les Castors de l'Amadeus » et « Clémentine » (que l'on retrouve sous le titre « Le retour »).
J'aimerais ici plutôt analyser ce recueil sous un autre angle, celui de sa dimension si ce n'est spécifiquement protestante, du moins religieuse. Le chiffre 7, symbolique dans la Bible, est celui que Vercors choisit systématiquement pour le nombre de récits insérés dans ses recueils: Les Yeux et la lumière, Sept sentiers du désert et Les Chevaux du temps.
La dimension allégorique de ces titres est tout aussi évidente. Les significations du mot « désert » sont multiples. Dans la Bible, c'est un endroit ambivalent:
- c'est un lieu inaccessible où l'on envoie ceux chargés des péchés du peuple.
- c'est un lieu de refuge pour Moïse qui s'y cache.
- c'est un lieu ambigu de libération de l'esclavage tout comme c'est un lieu de la soif, de la faim, de l'attente.
- c'est surtout le lieu de la révélation divine. Dieu donne le nécessaire à la survie et se fait connaître.
Le passage dans le désert est une transition nécessaire comme perspective de salut des hommes. Transition entre une vie sans Dieu et un « après » avec Dieu. C'est un parcours intérieur pour une vie nouvelle.
Sept sentiers du désert peut être lu dans un sens religieux ou symbolique: dans plusieurs récits, Vercors fait allusion à des épisodes des Écritures sacrées. Mais pour les non croyants comme le sont nombre de ses personnages - et Vercors y tient, donc ne cesse de le marteler -, il s'agit du passage symbolique entre l'homme solitaire et l'homme enfin conscient de la lutte rebelle contre son sort.
Le Désert peut aussi être celui dans lequel se réfugiait les protestants cévenoles persécutés pour vivre leur foi. Ce Désert de la Réforme est tout aussi symbolique chez Vercors de la rébellion d'hommes solidaires et de leur volonté de se réformer de leur nature originelle. Vercors fait cheminer sa philosophie de l'Homme en adéquation avec la religion, avec les mêmes concepts-clés, en particulier la Réforme (protestante) intérieure d'une conscience dissidente afin d'accéder à la Révélation, à la Vérité. L'agnostique Vercors hérita des concepts des disciplines religieuses et les intégra dans sa philosophie.
Les titres complets des récits de ce recueil
Les titres que nous connaissons sont en réalité toujours précédés d'un premier titre à valeur symbolique et religieuse.
Une victoire. Simon et l'invalide
Le personnage de Simon, la cinquantaine, se sachant condamné par un cancer fulgurant, décide de mettre fin à ses jours. Il se rend à Albi, probablement, dit-il, attiré par un double symbole: le souvenir des Cathares, ces adeptes de la lecture de la Bible qui préfigurent la Réforme; l'admiration de la cathédrale d'Albi, tout aussi symbolique de la dimension religieuse de son choix malgré son athéisme.
Sauvé in extremis de sa tentative de suicide, il rencontre lors de sa convalescence à l'hôpital une jeune fille amputée de sa jambe à la suite d'une avalanche. Celle-ci se confie à lui, en particulier de son désespoir de devoir retourner chez sa soeur qui la maltraite psychologiquement. Simon propose donc à Clothilde de l'épouser pour qu'elle échappe à son destin et qu'elle puisse hériter de sa fortune, puis de faire un enfant pour que ce dernier rejoigne les bataillons de l'humanité qui sauront résoudre l'énigme des maladies mortelles. Simon meurt avant la naissance de cet enfant.
De deux personnes solitaires naît un couple solidaire. Ce couple, Simon et Clothilde, conçoit un enfant qui sera un des maillons de la solidarité de l'humanité tout entière pour découvrir la Vérité, la Connaissance (mots symboliquement mis avec des majuscules chez Vercors): la Connaissance des maladies mortelles, imaginent ses parents. Ce récit des années 70 rappelle singulièrement le roman Colères (1956) dans lequel un scientifique cherche à comprendre l'immortalité d'un organisme. Cet enfant de Simon et de Clothilde qui n'est pas encore né est préfiguré par un enfant de 4 ans que le couple rencontre. Étonné par la jambe manquante de Clothilde, il l'assure qu'il deviendra médecin pour trouver une solution pour elle. Solidarité pleine de promesse future.
Le prénom de la future jeune mère, le décès du père, l'avenir radieux de ce futur enfant n'est pas sans rappeler la fin du Docteur Pascal de Zola. C'est une autre marche à l'humanité optimiste après l'épreuve du Désert.
Une fuite. Le clochard et le professeur
Un vieux professeur d'université a fui sa vie familiale, sa femme et sa fille maltraitantes vis-à-vis de lui, en se faisant passer pour mort et en vivant, méconnaissable, dans la rue.
La traversée du désert de ce professeur dans son mariage malheureux et sa victoire à sortir de cette emprise conjugale est une aventure exclusivement personnelle. Son épouse et sa fille l'empêchent de s'adonner à ses recherches, et pourtant, lorsqu'il parvient à s'en détacher, ses découvertes sont médiocres. Se déprendre de sa famille toxique sera de fuir un de ses défauts majeurs: la crainte de l'insécurité. S'il avait épousé cette femme, c'est parce qu'elle est une héritière qui le met à l'abri du besoin. Elle le comprend, elle use de sa peur du manque pour le maintenir dépendant pendant des années. C'est au moment où son épouse s'affiche en public avec son amant et qu'elle refuse à son mari le lit conjugal (source autobiographique, là encore) que le professeur a le courage de sortir de sa traversée du désert.
Une rédemption. Sire
Avant ce récit, Vercors fournit un avertissement. Il avait écrit ce texte en 1958 sans le publier. L'histoire inventée anticipe un événement historique, ce qui engage Vercors à rappeler que ce n'est pas la première fois qu'il « devine » quelques pans de l'Histoire. Il n'explique pas son « don », mais aime à le mettre en exergue.
Les portraits de ses personnages sont puisés dans son enfance à l'École alsacienne. Le personnage de Grand'Pain, surnommé Sire, manipule ses camarades, sauf le personnage principal qui le perce à jour. Il utilise son intelligence pour son intérêt personnel dans des actes immoraux. Son trafic est découvert et il est renvoyé de l'école. Bien plus tard, le personnage principal le retrouve dans la galerie artistique d'une jeune femme afin de lui voler de précieuses oeuvres. Sa riche famille le couvre, toujours. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il se range du côté des pétainistes, fuit la France à la Libération. Atterri finalement dans une île, il vit au contact de mineurs et, contre toute attente vu ses antécédents, il organise une grève, puis une révolte contre les dirigeants de l'île.
Grand'Pain a donc vécu une véritable traversée du désert une bonne partie de son existence en choisissant l'égoïsme à la place de la solidarité avec ses semblables. Il change subitement, on ne saura pas pourquoi, Vercors donne un titre fort: la rédemption à connotation religieuse. Un personnage suggère qu'au fond de lui Grand'Pain a toujours été ainsi, mais que l'entourage ou des événements peuvent dévier quelqu'un de la bonne voie. L'inné revient à la surface de sa véritable personnalité. Cette théorie est reprise dans son roman Comme un frère publié un an après Sept sentiers du désert.
Une aliénation. Le retour/Un repentir. L'enfant et l'aveu/Une initiation. Les castors de l'Amadeus
J'ai étudié ces trois récits à cette page.
L'aliénation de la prostituée Clémentine vient d'une société rétrograde qui la juge sévèrement, alors qu'elle exerce ce métier à cause de la pauvreté que la société ne veut pas résorber alors qu'elle le pourrait, puis qui la condamne même après son héroïsme pendant la guerre. La société n'est pas solidaire quand elle n'a pas compris le but que Vercors assigne aux hommes sur terre. Clémentine, quant à elle, a dépassé le désert de son existence malheureuse et soumise lorsqu'elle s'est montrée solidaire avec les humains martyrisés par le régime nazi.
Le repentir et l'aveu relèvent du vocabulaire religieux. Le héros est vacciné à jamais de son mensonge après avoir brisé la solidarité avec ses amis, par jalousie, par orgueil. Dans ce récit autobiographique, le narrateur veut démontrer que c'est le départ originel d'une vie désormais exemplaire sur ce plan-là après cette Faute (le mensonge) peu pardonnable à ses yeux.
L'initiation relève aussi du religieux. A la différence des animaux, les hommes réfléchissent et se montrent solidaires face à la fatalité des éléments naturels (qu'on les interprète comme des phénomènes naturels parfaitement explicables d'un point de vue scientifique ou qu'on y voie un signe divin). Après l'étincelle cérébrale - du nom de son récit de 1986 -, les hommes prennent conscience de leur sort par l'interrogation, puis la rébellion contre cette fatalité imposée par une Nature divinisée sous la plume de Vercors. Le désert, c'est le chemin aride pour parvenir à la Connaissance de toutes choses. La Connaissance, chez Vercors, c'est au fond la version sécularisée de la dimension religieuse. Vercors veut rassembler: pour cet agnostique, ce sera la Connaissance, et pour un croyant, ce sera Dieu. In fine, signifie Vercors, c'est le même cheminement intellectuel.
Un mystère. Lazare aux mains vides
Ce récit fut publié en 1960 dans une plaquette dédiée à Charles Veillon. Cet industriel représentant d'un capitalisme social (voir cet article) mit en place un Prix littéraire pour récompenser des oeuvres. Vercors fit partie de ce jury plusieurs années.
L'engagement chrétien et social de Charles Veillon poussa Vercors à proposer un récit ouvertement biblique: Lazare de Béthanie revient à la vie et sort vivant de la tombe sur ordre de Jésus. C'est l'une des soeurs de Lazare qui s'entretient avec lui dans ce bref récit. Il raconte son expérience du passage de la vie à la mort tel un parcours dans des profondeurs mystérieuses difficiles à déchiffrer. Le retour à la surface de la vie lui a fait oublier tout ce qu'il a appris pendant ce voyage. L'interprétation de cette parabole biblique par Vercors est un calque de la parabole scientifique dans le roman Colères de 1956. Le personnage d'Egmont, gravement malade, se met en état de transe pour descendre dans son propre corps afin de comprendre son mécanisme, et si possible de le réparer. Selon la théorie de Vercors, le corps humain est inaccessible à l'esprit humain à cause d'une Nature (divinisée) qui lui en refuse la Connaissance immédiate et totale. La recherche médicale est un des moyens de traverser le désert et de Connaître: connaître Dieu pour les croyants, connaître au sens large pour les non croyants. Là encore, l'objet de la Connaissance n'est pas le principal. L'essentiel, c'est l'intention des hommes, leurs efforts pour y parvenir.
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Article mis en ligne le 1er novembre 2025