Vercors
et les questions sociétales
Préambule
Droit
à mourir dans la dignité
Réparer
les vivants: la transplantation
d'organes
Prisons
et peine de mort
Préambule
Jean Bruller-Vercors
était un moraliste, dans la tradition française qui
remonte à Montaigne, La Bruyère, La Rochefoucauld. En tant que moraliste, il
entendait comprendre l'homme sous
toutes ses faces, mais aussi le juger à la lumière d'un idéal d'humanité
meilleure. Il se mit aussi dans la posture de juge moral, donc il prit position
sur le terrain des valeurs.
Globalement, il s'engagea
dans une politique progressiste. C'est surtout
dans les années 70, après les événements
de mai 68 dont j'ai parlé à
cette page
(en démontrant d'ailleurs son ambivalence
concernant l'égalité entre les hommes
et les femmes), qu'il évoqua les
questions sociétales. Il parla de quelques-unes
de ces problématiques dans son essai Ce
que je crois
(1975), mais c'est essentiellement
dans sa correspondance restée privée qu'il
aborda plus largement les sujets de société.
Je vous propose ainsi
de découvrir cette facette plus méconnue.
Le
droit à mourir dans la dignité
En
1976, Fernand Lecanu lui envoya un manifeste
en faveur du droit à mourir dans la dignité:
Le 9
janvier 1976, Vercors lui répondit:
Cher
ami,
Sur le fond, mon appui vous est acquis.
Sur l’opportunité et la rédaction, voici mon
sentiment : je crois que d’espérer un vote de
l’Assemblée sur l’euthanasie active
est actuellement une utopie prématurée. L’opinion
n’y est pas prête. Elle commence de l’être
pour l’euthanasie passive, c’est-à-dire
l’interruption des soins quand la mort cérébrale
est acquise. Obtenir cela sera un premier pas qui ouvrira la porte
pour les suivants. Je crains que d’exiger tout de suite tout à
la fois fasse tout repousser en bloc et ne retarde la solution.
Il a fallu lutter pour la contraception pour obtenir plus tard
l’avortement.
N’était-ce pas la bonne méthode ? On
n’aurait jamais obtenu l’avortement d’emblée.
Ceci dit, je ne veux pas vous refuser ma signature ; mais
réfléchissez bien.
Avec mon meilleur et fidèle souvenir.
Vercors
était donc partisan d'une réforme menée
pas à pas afin d'habituer les esprits à
cette nécessaire question. Pour entériner
les raisons de la démarche qui avait sa
préférence, il se confia dans une autre
lettre sur les derniers instants de son
propre père, Louis Bruller, décédé en 1930
d'un cancer.
Cher
ami,
Faut-il
une loi ? C’est la question.
Je vais, vous le savez, plus loin que Caillavet*,
étant depuis toujours en faveur de l’euthanasie active.
La mort m’apparaît moins redoutable pour l’intégrité
de l’esprit que l’extrême souffrance, dégradante
et désagrégeante. Mais je ne conçois pas de
réglementation applicable hors de la conscience de chacun. En
premier lieu, c’est au mourant de décider ; s’il
ne le peut (coma), c’est au médecin, sauf opposition de
la famille si elle veut tenter le dernier millionième de
chance (mais quel médecin laisserait mourir un malade contre
l’avis de la famille ?)
A l’inverse, l’acharnement thérapeutique contre
l’avis inverse est de plus en plus abandonné et le
sera avec le temps, je pense, tout à fait. Je crains qu’un
règlement légal ne produise des
conflits, donc des procès, des référés,
des artifices de procédures etc., pendant lesquels le pauvre
agonisant aura tout le temps d’épuiser son enfer.
Lorsque mon père est mort, dans une lucidité
abominable,
je me suis heurté au refus d’un médecin
catholique rigoureux. Il n’a pas pu pourtant me refuser une
piqûre calmante – endormant le mourant qui ne s’en
est pas, bien sûr, réveillé. C’était
de l’euthanasie active à peine camouflée. Avec
une réglementation, le toubib récalcitrant aurait pu
exiger l’aval de trois médecins, il eût fallu
attendre leur décision, etc…, et mon père
pendant ce temps aurait poursuivi son agonie terrifiante.
Je crois que la mort est, exemplairement, un de ces cas limite
qu’il est impossible d’exprimer dans une codification
irréductible.
Toutes mes amitiés
[*Henri
Cavaillet, sénateur radical, réclamait le
droit à mourir dans la dignité].
Cette lettre
montre la claivoyance de Vercors. Les enjeux
juridiques épineux que le droit à mourir
dans la dignité soulève sont les nôtres.
Nous constatons également que, quarante
ans plus tard, les gouvernements français
successifs se montrent frileux à aller au
bout de la démarche, contrairement à d'autres
pays qui ont franchi le pas, et alors que
les sondages montrent que les Français y
sont largement favorables désormais.
Réparer
les vivants: la
transplantation d'organes
Celui
qui connaît Vercors
ne peut être surpris par le dernier paragraphe
de sa lettre, datée du 9 décembre 1977, en réponse
à Roger Maria:
La réponse, me semble-t-il, dépend de l’idée
que l’individu se fait de ses propres organes. S’il leur
attribue le caractère entier de la personne, nul n’aurait
le droit évidemment de passer outre. L’absence de refus
peut-elle être tenue pour une approbation ? Beaucoup de
gens éprouvent une horreur invincible à prévoir
leur mort, par conséquent à exprimer même un
refus. C’est ce qui rend délicat la décision à
prendre sans approbation explicite.
Personnellement, je n’attache aucune valeur humaine à
la dépouille charnelle. J’approuverais donc d’avance
tout ce que l’on pourrait vouloir faire de la mienne soit pour
secourir un malade soit pour contribuer de quelque manière aux
sciences médicales.
Prisons
et peine de mort
Dans
le sillage de Victor Hugo notamment, Vercors
se prononça contre la peine de mort.
Vercors évoqua
cette question en 1975 dans son essai Ce que je crois. Mais
cette réflexion est beaucoup plus ancienne : en 1960, dans
son récit Clémentine, il mit en scène
l'absurdité et les ravages que peut engendrer une justice
aveugle, et il fit dire à un des personnages de son conte philosophique
Sylva
que la peine de mort est une
pratique archaïque.
A Robert
Badinter, dans une correspondance privée,
il s'appesantit davantage sur les modalités
de la disparition de cette pratique. Voici
la lettre qu'il lui envoya le 17 septembre
1977, quatre ans avant l'abolition de la
peine de mort en France:
Maître,
Vos
propos dans Le Monde sur la peine de mort ont
emporté, bien sûr, toute mon adhésion.
Reste cependant, comme vous vous en inquiétez vous-même,
à trouver par quoi remplacer ce châtiment pour rassurer
l’opinion générale. Un temps de réclusion
quasi perpétuel ne serait guère moins barbare, alors
que ce qu’il faut viser c’est justement une courte
détention, qui permette autant que possible la réinsertion
du condamné dans la vie sociale ; ce que la plupart des
gens n’est pas encore prête à admettre – ni
donc le parlement.
Ne pourrait-on, pour les y amener, recourir provisoirement à
un moyen terme ? Lequel consisterait à maintenir
théoriquement la peine de mort, mais
obligatoirement assortie du sursis à exécution. De
sorte que, normalement, elle ne serait jamais appliquée (et
plus besoin de grâce présidentielle).
Toutefois la possibilité que le condamné, s’il
abusait plus tard de sa mise à l’épreuve pour
commettre un nouveau forfait, perde immédiatement le bénéfice
du sursis et subisse le châtiment suprême, pourrait faire
admettre à l’opinion publique la brièveté
relative de la détention. Et en ayant, pendant celle-ci, mis
tout en œuvre pour favoriser sa réinsertion puis, à
la sortie, pour la faciliter, il serait clair pour tout le monde, et
d’abord pour le condamné, que toutes les chances lui
ayant été données on lui laisse à lui
seul le choix entre la liberté et la mort.
Un peu plus tard – l’habitude d’une peine courte
une fois assimilée par l’opinion - la peine capitale
pourrait être abolie, le choix du condamné sursitaire
n’étant plus qu’entre une bonne conduite en
liberté et une réclusion définitive dans le cas
contraire.
En
attendant que, ultime étape d’une société
adulte, on ait découvert par quoi remplacer la prison, qui
n’est elle-même qu’un châtiment mérovingien.
Veuillez
excuser, maître, cette dissertation et agréer
l’expression de mes sentiments dévoués.
Robert Badinder lui répondit
le 6 octobre et ne manqua pas de soulever
les failles de son argumentation. Le sursis
à exécution en cas de récidive revient à
maintenir la peine de mort, dit-il en substance.
Or, poursuit-il, il faut l'abolir sans se
soucier d'une mesure de remplacement, et
même en allant à l'encontre d'une opinion
publique répressive parce que mal informée.
Vercors prit en considération
cette réponse, mais n'abandonna pas totalement
son idée. En effet, à à Jean-Luc Gravellier
qui lui écrivit sur le même sujet, l'écrivain
répondit le 6 septembre 1978:
Cher
monsieur,
C’est vous qui avez raison, bien entendu : condamnation
à mort, sursis automatique, c.a.d.
suspension de l’exécution quel que soit le crime commis.
Il faut laisser à tout homme, même le pire, la
possibilité de s’amender. Voire de se réinsérer
dans la vie sociale, si sa conduite le permet. Mais sachant qu’une
récidive lui serait immédiatement fatale.
C’est donc l’abolition de la
peine de mort –mais assortie d’une réserve :
par crainte que, sachant qu’il n’a rien à perdre,
un reclus à perpétuité
n’hésite pas à tuer pour s’évader.
L’exécution en cas de récidive, automatique
aussi, le fera-t-elle reculer ? Mes deux « peut-être »
expriment mon incertitude : celui qui tue croit toujours s’en
tirer.
Le
problème est presque insoluble. La mise à mort d’un
individu réduit à l’impuissance, quel qu’il
soit, par la collectivité est moralement insupportable. Il
faut donc l’abolir. Mais le risque de condamner des innocents à
payer de leur vie cette abolition n’est guère plus
acceptable. Ma proposition n’est qu’un compromis. S’il
fallait décider par oui ou par non, je voterais pour
l’abolition.
Je serais intéressé de connaître les
conclusions de la discussion de vos camarades avec votre professeur.
Bien
cordialement.
Vercors fut attentif
aux conditions de détention des prisonniers.
Au début des années 70, il suivit le GIP,
le Groupe d'Informations sur les Prisons,
créé par Michel Foucault, Pierre Vidal-Nacquet
et Jean-Marie Domenach pour soutenir la
grève d'emprisonnés politiques.
Grâce à cet ouvrage,
et à mes recherches déjà anciennes à l'IMEC, j'ai pu découvrir
que dans le mitan de l'année 1972 Vercors
fut élu Président d'une association
qui lutta aux côtés du GIP: l'Association
pour la sauvegarde des droits des emprisonnés
et de leurs familles. A la fin de cette
même année, celle-ci fut remplacée par la
Défense des Droits des Détenus (ADDD). Vercors
et les membres de ce groupe organisèrent
des manifestations publiques, informèrent
les prisonniers de leurs droits, et éditèrent
un livre blanc "Suicides en prison".
Ces deux associations suppléèrent le
GIP sur le plan juridique.
Les prises de position
sociétales de Vercors se comprennent toutes
autour d'un mot-clé qui le guida: la dignité.
"L'humanité n'est
pas un état à subir, mais une dignité à
conquérir", fera dire Vercors à
l'un des personnages des Animaux
dénaturés. Les conquêtes
sociétales, si elles ne deviennent pas l'unique
programme d'une gauche de gouvernement pour
masquer la même idéologie néo-libérale
que la droite, se révèlent importantes
au même titre que les luttes sociales.
Article
mis en ligne le 1er mars 2018
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