R Jules
Romains (1885-1972)
Jean Bruller rencontre Jules
Romains grâce à son père Louis Bruller. Ce dernier, dont Vercors raconte une
partie de son histoire dans La Marche à l’Etoile, une fois sa maison d'édition revendue, avait fait ouvrir une rue dans
le 14e arrondissement de Paris pour y bâtir un immeuble. Jules Romains devient
alors l'un des locataires de Louis Bruller en 1924, et bientôt un de ses amis.
Les relations entre Jules Romains
et Jean Bruller restent superficielles jusqu'en 1930, date du décès de Louis
Bruller. À partir de cette date, Jules Romains reporte son affection sur le
fils et assure en quelque sorte le rôle de père spirituel. Leur goût commun de
la facétie et du canular resserre alors leurs liens et crée une réelle
fraternité que le mémorialiste Vercors se plaît à raconter dans Les Occasions perdues, deuxième volume de ses Cent ans
d’Histoire de France, le tour qu’il lui joua en signant
Bruller-Bourbon sur le registre du château voisin d’Ussé :
« Je suis bel et bien un Bourbon
- par les femmes. Vous ne le saviez pas ? » Il en resta sans voix. « Par
Ernestine Bourbon, ma mère », précisai-je du ton de Charlus parlant à Madame
verdurin, « fils de Jean », dis-je encore. Puis je laissai le monocle me tomber
dans la main : «... tailleur en chambre de son métier à Saint-Amand-Montrond ».
Trompeur trompé il ne cessa d'en rire jusqu'au retour.
À cette amitié s'ajoute une
connivence littéraire, puisqu'en 1932 Jean Bruller commence à élaborer
patiemment sa grande œuvre graphique de l'entre-deux-guerres, La Danse des
vivants, éditée jusqu'en 1938 sous forme de Relevés Trimestriels, en
pensant ouvertement aux Hommes de bonne volonté du chantre de
l'unanimisme. Non seulement Jules Romains rédige une préface élogieuse pour la
publication du premier cahier de son ami, mais il introduit également ce jeune
dessinateur-graveur dans son milieu littéraire. Ainsi ses confidences
autobiographiques et sa correspondance privée l'attestent : Tardieu, Vildrac,
Duhamel, Jean Richard Bloch, etc., tous les proches de Jules Romains issus de
l'ancien groupe qu'ils avaient formé entre 1906 et 1908, l’Abbaye de Créteil.
Allez
sur le site
des Amis de Georges Duhamel et de l'Abbaye de Créteil
Jules Romains diffuse l’œuvre de son protégé, la lui fait diffuser auprès de
son réseau.
Une première discorde sérieuse
d'ordre idéologique et politique s'installe néanmoins entre les deux hommes en 1938, au
moment des accords de Munich. Farouchement opposé à ces accords, Jean Bruller
constate avec stupéfaction que Jules Romains les approuve. Malgré cette ombre
projetée sur leur affection mutuelle, Jean Bruller rejoindra son ami sur son
lieu de villégiature en 1939.
L’Occupation
met entre
parenthèses leur relation jusqu'à la Libération. Pourtant le cadet retrouve avec
joie l’aîné et s'associe à d'autres intellectuels pour lui rendre
hommage :
source
Cette amitié perd encore de son intensité, les liens se
détériorent inexorablement au cours des deux à trois années d'après-guerre
jusqu'à ce que les deux hommes cessent progressivement de se côtoyer. Dans un
éloge tardif publié en septembre 1972 dans Nouvelle Revue des deux mondes,
Jules Romains insiste sur le changement personnel du dessinateur que la guerre a opéré : « Mon
Jean Bruller d'avant la guerre avait disparu, pour céder la place à un autre
homme ».
Et dans une lettre à Lise, épouse de Romains, Vercors acquiesce en ce
sens :
Il n’est pas jusqu’à sa réserve à l’égard de Vercors
qui ne m’ait touché. Car il est bien vrai qu’après la guerre Jean Bruller n’a
plus été le même. Non pour les raisons que Romains paraît avoir imaginé. Mais
parce que tout ce que Bruller a vu et vécu pendant les quatre ans abominables
de l’occupation l’avaient blessé à une telle profondeur qu’il a mis des années
à s’en remettre.
Vercors tente en 1956 de
reprendre contact avec lui, ce qu'espérait Jules Romains. Malheureusement, leur
rencontre au Moulin des Iles, demeure de Vercors depuis 1950, a lieu au moment
même où à la radio ils apprennent l'invasion des chars soviétiques à Budapest
destinée à juguler la révolution populaire hongroise. Un silence crispé sépare
ces deux hommes aux désaccords politiques qu'ils tentaient de faire taire tant
bien que mal pour savourer de nouveau leur ancienne connivence.
Jusqu'à la mort de Jules Romains survenue en 1972, les deux écrivains se
rencontreront de loin en loin, mais avec une gêne qui empêchera pour toujours
la franche camaraderie des débuts. Malgré cette distance irrémédiable, Vercors
rendra un hommage ému à son ancien mentor dans le journal Les Lettres
françaises, n° 1449 du 30 août
1972. |