Le
changement, c'est maintenant?
Jean Bruller, le réformisme,
la révolution
Préambule
Vision
des gauches
Une
utopie réalisée: le Rassemblement populaire
Le
changement mondial espéré dès maintenant
Le
changement social, c'est maintenant, mais...
Briand/Bruller:
le double politique et intellectuel
Préambule
"Le
changement, c'est maintenant", "changer la
vie", "changer de cap"... Autant de slogans
qui, par une parole aux allures performatives,
promettent la réalisation en actes politiques de changements économiques,
sociaux, moraux et humains pour le plus grand nombre.
Les gauches débattirent des modalités de cette transformation
progressiste: exercice du pouvoir confié aux socialistes
dans un Etat bourgeois,
ou bien mise à bas du système? La mise en œuvre de ce
programme divisa la gauche politique tout autant que
les intellectuels.
En 1935, dans son discours
au Congrès des écrivains, le chef de file des Surréalistes
André Breton déclara: "Transformer le monde,
a dit Marx. Changer la vie, a dit Rimbaud: ces
deux mots d'ordre pour nous n'en font qu'un".
Dans cet entre-deux-guerres, que pensa Jean Bruller,
admirateur d'Aristide Briand, d'une part du Cartel
des gauches et des gouvernements radicaux (1924-1926
et 1932-1934), d'autre part du Front populaire (1936-1938),
rassemblement populaire et union des gauches (dont le
PCF)?
L'état actuel des archives
retrouvées ne permet pas (encore?) d'accéder
aux théories conceptuelles de Jean Bruller.
Aucun document ne livre l'expression directe
de sa pensée sur les gauches dans les années
20 et 30. Aussi est-ce par ses actes artistiques
que nous avons la possibilité de circonscrire
ses choix de l'époque, donc ses options
politiques. Son grand œuvre graphique, La
Danse des vivants, porte
l'empreinte dès 1932 de son souci des événements
historiques, en particulier de la montée
des fascismes. Et lui qui souhaitait faire
œuvre intemporelle sera happé par l'actualité,
comme le prouvent de plus en plus ses dessins
entre 1935 et 1938, ainsi que son album
Visions
intimes et rassurantes de la guerre
(1936). La geste artistique accompagna ses
convictions politiques, surtout à partir
de 1935.
C'est donc surtout dans
ses mémoires, en particulier dans Cent
ans d'Histoire de France
(1981-1984), que Vercors livra rétrospectivement
sa traversée de l'entre-deux-guerres. Précieuses
indications de ses rencontres entre intellectuels
de gauche qui incitent à fouiller les archives
propices aux informations précises et nouvelles;
synthèse de sa vision des gauches, avec
le désavantage de tout un retravail de la
mémoire et d'un polissage autant lié aux
temps qui a passé qu'à son expérience, entre-temps,
de compagnon de route du PCF.
Vision
des gauches
Jean Bruller s'ancra
à gauche de l'échiquier politique dès qu'il
fut jeune adulte. Il hérita de son père
Louis Bruller, "un bon radical",
dreyfusard, démocrate, républicain, laïque
et libre penseur, selon les informations
que Vercors donna au journaliste Gilles
Plazy (A
Dire vrai). Par imprégnation
familiale tout autant que par précoce souci
d'égalité et de justice, Jean Bruller pencha
à gauche. Pour autant, nous affirme le mémorialiste,
son scepticisme radical, perceptible dans
la philosophie pascalienne de La
Danse des vivants, sa méfiance
des partis politiques, même de gauche, l'empêchèrent
jusqu'en 1936 de se rendre aux urnes:
"Il y aura en
mai [1932] des élections législatives. Elles
se feront sans moi - et c'est sans moi qu'elles
ramèneront la gauche au pouvoir. Mais la
gauche radicale".
A
lire Les Occasions perdues (deuxième
tome de ses mémoires Cent
ans d'Histoire de France),
ainsi que ses essais Sens
et non sens de l'Histoire
(1971,
réédition 1978), Ce
que je crois
(1975),
on saisit au détour d'une phrase que Jean
Bruller-Vercors réprouvait les tendances
anarchistes et qu'il s'élevait contre les
radicaux et les néo-socialistes. Il s'en
ouvrit à plusieurs reprises dans ses mémoires,
notamment en fustigeant "la mollesse
des radicaux" ou cette "gauche
autodestructrice".
La
SFIO devrait être "[s]a vraie famille",
avoue ce lecteur régulier du journal Le
Populaire de Léon Blum. Pourtant, Vercors
qualifie les socialistes d'"opportunistes"
qui ont trop souvent par le passé trahi
leur idéal. Ses regards se tournent vers
les communistes dès les années 30, sans
qu'il ne soit compagnon de route à ce moment-là.
Il faut dire que dans son réseau de sociabilité
de diverses gauches, beaucoup d'intellectuels
se sont rapprochés du PCF, et certains ont
même franchi le pas en adhérant à ce parti.
Jean Bruller y fut attentif et put assister
aux débats. Le mémorialiste avance deux
motifs de rapprochement des communistes
en 1932: leur faiblesse politique l'attire,
dit-il, et les socialistes sont décevants
dans l'exercice du pouvoir. Vercors ajoute
qu'il refuse de prendre sa carte comme d'autres
intellectuels, car "connaissant
les méthodes du parti, je sais que, si j'y
entre, un jour j'en sortirai".
Il semble que cette seconde raison soit
une réécriture du début des années 30, après
son expérience de compagnonnage de route.
Au début des années 30, Jean Bruller commença
à analyser davantage le monde politique
grâce à ses entrées désormais solides dans
les réseaux intellectuels de gauche. Mais
toutes ces années sont une gestation de
sa pensée politique. Vercors reconnut à
maintes reprises qu'il resta tourné vers
lui-même tout au long des années 20, qu'il
se complut dans un infantilisme tardif,
qu'il mit donc longtemps à accéder à une
pensée conséquente. Jean Bruller ne décortiquait
aucune théorie de ses convictions de gauche,
il penchait à gauche par "sentimentalisme".
De plus, son scepticisme général, autant
philosophique que politique, de ce temps-là
bloquait tout engagement militant.
Une
utopie réalisée: le Rassemblement populaire
Le
changement mondial espéré dès maintenant
Le 6 février 1934, jour
du "péril fasciste", produisit
une révolution dans l'esprit de Jean Bruller.
Il accéléra et la mobilisation des intellectuels
de gauche autour du CVIA (comité de vigilance
des intellectuels antifascistes), et l'union
des partis de gauche.
Jean Bruller suivit avec
espoir le rapprochement entre les trois
tendances de la gauche. Sa visibilité d'intellectuel
attentif au monde et de citoyen oeuvrant
pour la victoire de la gauche se concentre
à partir de la fin de l'année 1935. En effet,
le citoyen Jean Bruller franchit enfin le
pas, et alla voter Front populaire. L'artiste
mit son crayon au service du journal Vendredi,
dirigé par André Chamson, Jean Guéhenno
et Andrée Viollis. Un radical, un socialiste,
une communiste: la triade intellectuelle,
double de la triade du rassemblement politique
des gauches. Rappelons que ce journal soutint
ouvertement le Front populaire. Il naquit
et mourut avec ce dernier. Entre 1935 et
1936, de manière militante, Jean Bruller
publia ses dessins dans Vendredi;
entre 1937 et 1938, il cessa de mettre son
art au service de ce journal, faute d'inspiration
sur l'actualité, mais il continua à participer
aux réunions de ces intellectuels.
Pour une mise au point sur cette aventure
éditoriale, il convient de lire l'excellente
analyse de Micheline Cellier-Gelly, spécialiste
d'André Chamson, dans André Chamson.
Les livres de la guerre (Omnibus).
Le mémorialiste rapporte
à quel point les associations d'intellectuels
poussèrent les communistes, les socialistes
et les radicaux à unir leurs forces et à
faire taire leurs dissensions pour battre
l'hydre fasciste. Vercors approuve la nouvelle
ligne du PCF qui n'est plus le "classe
contre classe". Ce tournant stratégique
comble l'aspiration unitaire. Le trait d'union
des tendances divergentes de la gauche résidait
dans le combat commun contre le fascisme.
A la lecture de Cent
ans d'Histoire de France
qui insiste
sur les événements historiques mondiaux
et marque les inquiétudes de Jean Bruller
face au fascisme, on comprend que celui-ci
se rallia au Front populaire pour des raisons
antifascistes et pacifistes, plus que, dans
ce contexte, par souhait de changement
social et économique.
Vercors
analysa à plusieurs reprises la désunion
des gauches comme la cause de leurs échecs.
Ainsi dans Sens
et non sens de l'Histoire,
remontant à la genèse de la gauche, il conclut:
"[...]
dès le début, une malédiction a commencé
de se manifester qui ne cessera plus jusqu'à
nos jours: la désunion des gauches. La logique
explique cette mésentente: la droite ne
s'embarrasse pas d'idées, elle poursuit
un seul but: maintenir l'ordre traditionnel;
et pour ce faire, dominer par la force.
Il n'est pas difficile de s'unir pour cet
unique dessein - quitte ensuite, au pied
du trône, à s'assassiner. La gauche, au
contraire, qui veut unanimement justice
et bonheur pour tous, doit recourir pour
les instaurer aux doctrines, aux théories,
dont la première essence est d'être discutables.
Chacun tient à la sienne qu'il croit meilleure
que toutes les autres. S'y mêlent aussi
les intérêts de classe qui ne sont pas,
à l'inverse de ceux de la droite, nécessairement
convergents. D'où ces querelles qui ne semblent
pas, hélas! être près de finir".
Dans ce même essai, ainsi
que dans ses mémoires, l'écrivain déplore
la scission entre socialistes et communistes
au Congrès de Tours en 1920 et, après guerre,
il se voulut le conciliateur de tentatives
d'alliance entre les diverses gauches en
fonction des combats à mener.
Dans Cent
ans d'Histoire de France,
Vercors livre la véritable raison qui lui
fit toujours préférer l'union des gauches:
"la
conciliation [...] favorisant toujours les
tendances modérées".
Ainsi
nous trouvons-nous au cœur de la pensée
de Jean Bruller-Vercors. Celui-ci appartient
à la gauche modérée. Ses "inclinations
vers un socialisme avancé" le classent
assurément dans la gauche réformiste. Implicitement,
on saisit que Jean Bruller-Vercors aspirait
à la collaboration politique entre le prolétariat
et la bourgeoisie progressiste. Dans son
roman Colères
(1956), le personnage du scientifique se
place du côté des mineurs grévistes, alors
que, comme le lui fait remarquer le politicien
qui le reçoit à son cabinet pour le convaincre
de renoncer à ce soutien, il a davantage
d'affinités avec ce dernier qu'avec le prolétariat.
Le bourgeois éclairé qu'est le scientifique
se bat autant pour la justice sociale et
l'égalité, facteurs d'accès à l'instruction
pour tous qui favoriserait la lutte commune
pour la connaissance, idée chère à Vercors.
Quid
de la révolution? Dans Ce
que je crois,
Vercors dit sa crainte des conséquences
des révolutions. Celles-ci seraient susceptibles
de contrecarrer le but même du changement
que la gauche défend, "et c'est
pourquoi je donne ma préférence aux moyens
non violents". Mais, poursuit-il,
l'injustice sociale est une plus grande
violence encore, nuisible pour la cohésion
sociale. Aussi conclut-il que "Violence
pour violence, celle qui aide au changement
pourra se trouver moins nocive, plus créatrice
que celle qui s'y oppose. Qu'on l'évite
pourtant si l'on peut, mais cela ne dépend
pas de ceux qui subissent l'injustice".
Le
changement social, c'est maintenant, mais...
Jean
Bruller vota et oeuvra pour le Front populaire
dans sa volonté d'écarter le fascisme. Le
mémorialiste salua les réformes sociales
immédiates prises par Léon Blum face à une
classe ouvrière en grève. Toutefois, Vercors
décrit ainsi la grève:
"Il
n'est qu'une difficulté à laquelle je ne
pense pas: celle qui va lui [Léon Blum]
venir premièrement de quoi? De la classe
ouvrière elle-même...".
Etonnant
constat pour un homme qui espère les transformations
sociales pour le bien du plus grand nombre.
Et il poursuit:
"Mais
Blum, maintenant, que va-t-il faire? Envoyer
la troupe pour faire évacuer les usines
et les remettre en marche, quitte à passer
pour un renégat comme ce fut le cas de Briand?
Ou laisser le pays sombrer dans l'anarchie?
Celui qui le sauve, c'est Thorez. Pas plus
que Blum il ne souhaite le grabuge".
Je
laisserai aux lecteurs le soin d'interpréter
selon leurs propres convictions. Essayons
de comprendre ses propos tels qu'il les
explique: pour Vercors, le danger était
fasciste, il convenait donc de laisser à
Blum une marge de manœuvre pour contrer
la menace grandissante, quitte à reporter
les réformes économiques et sociales. Il
ajoute que Blum, un homme dont il ne cessa
de vanter la vertu morale, se trouvait par
ailleurs face à une autre épreuve: la guerre
d'Espagne. Rétrospectivement, Vercors se
montre conciliant avec Blum dans sa décision
de non intervention. Selon cette logique
de priorités dans les urgences, les revendications
ouvrières doivent momentanément cesser,
aux yeux de Vercors (et fort probablement
aux yeux de Jean Bruller dans la concommitance
avec les événements).
Briand/Bruller:
le double politique et intellectuel
Le
premier tome de Cent
ans d'Histoire de France
se présente
comme l'autobiographie d'Aristide Briand.
Il est symboliquement intitulé Moi, Aristide
Briand. Et on ne peut s'empêcher d'établir
des parallèles innombrables entre Briand/Bruller.
Je reviendrai plus longuement sur ce premier
volume. Jetons quelques idées qui rapprochent
les deux hommes dans leurs convictions.
Il
faut d'abord dire que Jean Bruller-Vercors
admira surtout le "Pèlerin de la paix".
Dans l'introduction, il insiste bien sur
le parcours politique sinueux de Briand,
mais le fait d'utiliser l'autobiographie
fictive dans laquelle Briand s'exprime à
la première personne permet une défense
des décisions prises. Ce politique qui,
écrit Vercors, a vaguement entendu
parler des théories marxiennes (comme Jean
Bruller dans les années 20 et 30), met tous
ses efforts dans l'unité des gauches. Au
tournant du XXe siècle lors des discussions
âpres sur la participation ou non de la
gauche au pouvoir, Aristide Briand prête
main forte à Jean Jaurès:
"Car
enfin, dans un Etat bourgeois, qu'est-ce
que participer à la lutte électorale si
ce n'est pas déjà transiger avec le système?
Compromettre dans les délices du parlement
la pureté de la révolution [...] Dès lors
que l'on accepte d'être élu député, sous
quel prétexte n'accepter pas qu'un autre
soit ministre? [...] C'est reconnaître que
la vie et ses contingences obligent à ces
accomodements [...]".
Sous la plume de Vercors,
Aristide Briand défend sa participation
au pouvoir: s'il ne peut arracher la justice
sociale en une fois, il la soutirera par
petits bouts, "par des réformes
extorquées une à une". Donc, il
est entré dans le système et s'est appuyé
sur son fonctionnement même. D'où, ajoute-t-il,
il a fallu briser des grèves (par exemple
la grève dans les chemins de fer de l'Ouest
réprimée en une semaine), "aucune
réforme n'étant possible dans un système
paralysé".
Ces quelques remarques
montrent que des parallèles sont possibles
entre Briand et Bruller. Jean Bruller-Vercors
se sentait davantage proche de la gauche
réformiste que de la gauche révolutionnaire.
Devant les périls mondiaux et ce qu'il considérait
comme urgent à régler en 1936, il souhaita la
modération des revendications sociales.
Le mémorialiste critique néanmoins la "pause"
du gouvernement de Léon Blum en 1937, qu'il
perçoit comme un abandon des idéaux de la
gauche et une trahison envers le plus
grand nombre.
Après guerre, nous le
verrons dans un autre article, les expériences
de Vercors face aux gauches au pouvoir le
feront commenter encore les renoncements
et les trahisons de ce monde politique
qui ne cessa de renvoyer les réformes sociales
aux calendes grecques.
Article
mis en ligne le 2 octobre 2012
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