L'intrusion
du capitalisme dans
Les
Animaux dénaturés
(1952)
Le
conte philosophique Les Animaux dénaturés
dont je vous invite à relire l'analyse
à
ce lien
se focalise sur la définition de l'Homme
par le biais d'un être transitionnel à la
frontière floue: les tropis.
Quoique
secondaire, apparaît au fil du récit le
sujet du capitalisme que Vercors maîtrise
avec autant d'excellence que le reste. En
quelques pages, il exhibe les rouages d'un
jeu capitaliste immoral. L'intrusion de
ce thème sert le schéma narratif et
dramaturgique de la diégèse. Les projets
industriels d'un sombre énergumène précipitent
les décisions du héros Douglas Templemore:
il prend la responsabilité de la paternité
des tropiots conçus par insémination et
du meurtre de l'un d'entre eux. Il espère
ainsi contrecarrer la domestication des
tropis par les industriels en déclenchant
un procès médiatique pour déterminer si
les tropis sont des hommes ou des animaux.
Au
chapitre VIII surgit le personnage de Vancruysen,
"un de ces grands requins d'affaires
dont l'esprit d'entreprise est toujours
en éveil", qui assiste aux films
sur les tropis et constate que certains
d'entre eux ont une propension à obéir et
une dextérité dans des travaux qu'ils exercent
avec plaisir, contre quelques récompenses
gustatives. Leur puissante musculature leur
permet en outre d'effectuer des tâches que
les salariés ont davantage de difficultés
à exécuter.
"Qu'ils
apparussent dès lors, à ce Vancruysen, comme
une main-d'œuvre merveilleusement économique
et soumise, cela ne saurait surprendre.
[...] Toujours est-il que Vancruysen se
souvint de l'existence d'une vieille compagnie
à moitié endormie, la Société Fermière du
Takoura, fondée dix ou douze ans plus tôt
pour prospecter le sous-sol de ce massif
inexploré. En fait, on avait cru à l'existence,
tout au nord, d'une nappe de naphte. Elle
existait, en effet, mais fut épuisée en
deux ans. En revanche, on avait découvert
plus à l'ouest quelques centaines d'hectares
de maniçobas (arbres à caoutchouc) dont
l'exploitation faisait vivoter l'entreprise.
Celle-ci louait aussi dans la plaine des
chasses à des sociétés privées. Tout ceci
fit penser sans doute à Vancruysen que la
concession octroyée à la Société Fermière
devait lui reconnaître accessoirement l'exploitation
exclusive de la faune et de la flore du
Takoura tout entier. Il lui fut facile de
vérifier la chose; et de découvrir qu'en
conséquence la Société Fermière se trouvait
propriétaire de tous les tropis des falaises,
comme de ceux que l'on découvrirait peut-être
dans les vallées de la chaîne.
Vancruysen
contrôlait lui-même à Sydney une des grandes
entreprises de transformation des sous-produits
de la laine. Il fit acquérir par celle-ci,
à bas prix, la majorité des actions de la
Société Fermière. Une fois celles-ci dans
sa poche, il s'en fut voir un homme nommé
Granett, qui avait un pied dans le gouvernement
et un autre dans la production lainière.
On
sait que l'immigration en Australie est
sévèrement restreinte et contrôlée. D'autre
part, le standard de vie est élevé. Il s'ensuit
que la main-d'œuvre y est rare et coûteuse.
C'est pourquoi l'énorme quantité de laine
que donnent chaque année les vastes troupeaux
de moutons qui peuplent les plateaux ne
peut être tissée sur place; les étoffes
ainsi produites ne pourraient concurrencer
les prix anglais. La laine est donc envoyée
brute en Angleterre, où elle est traitée
et tissée".
Ce passage est un concentré
des mécanismes du capitalisme industriel.
Le capitalisme repose sur la gratuité
des ressources naturelles que des groupes
industriels exploitent à outrance. L'extraction
est si intense que la ressource naturelle
convoitée se tarit au point qu'il faut chercher
un autre lieu d'exploitation ou une autre
ressource naturelle. Ecologie et capitalisme
sont donc antinomiques. Les richesses d'une
industrie reposent sur l'impérialisme des
nations riches dans
la captation de la nature.
Les tractations boursières
permettent de racheter des entreprises ou
de les contrôler de façon majoritaire. L'argent
achète la puissance et le pouvoir de décision.
Les entreprises privées fusionnent et deviennent
de grands empires pour se maintenir dans
la concurrence féroce entre grands groupes.
Le capitalisme repose également
sur l'exploitation des hommes, ces esclaves
salariés aliénés par l'emploi qui vendent
leur force pour un salaire dérisoire à un
employeur qui extorque la plus-value de
leur travail. Baisser les coûts pour augmenter
le profit, c'est délocaliser les lieux de
production pour trouver une main-d'oeuvre
toujours moins chère et faire fi des coûts
environnementaux en décomposant les diverses
strates du processus de conception
dans divers pays.
Le capitalisme, parce
qu'il survit
de son incessant besoin d'expansion illimitée,
cherche à toujours réduire les coûts
de production dans cette course effrenée
à la concurrence internationale. Les tropis
sont une aubaine pour opérer une nouvelle compression
de personnel:
"Trois tropis
pour un ouvrier...[...] Trente ou quarante
mille tropis, avec un dressage approprié
et sous la conduite de spécialistes, pourraient
traiter les deux tiers de la production
du continent. Coût: leur nourriture et quelques
soins. Nous battrions de six longueurs les
filatures anglaises.
- Bon sang, murmurait
Granett. Nous pourrions leur rafler le marché
américain!".
Vancruysen, personnage
bâti sur le modèle
du Vanderdendur du conte philosophique Candide
de Voltaire, demande la complicité du
milieu politique et pense habilement à se
servir des capitaux des banques. Sa stratégie
verrouille tout recul du gouvernement au
cas où les Anglais, leur concurrent, opposeraient
"le droit moral d'exploiter ces
animaux ambigus".
"Il faut, dit
Vancruysen, les engager jusqu'au cou. Si
ensuite, dans un procès, le tribunal doit
choisir entre le droit moral des tropis
et l'écroulement du crédit des banques australiennes,
le choix est fait d'avance. Non?"
Aussi Vancruysen suggère-t-il
à Granett que le gouvernement subventionne
la construction des filatures afin que les
banques investissent l'argent nécessaire.
Un gouvernement ne laissera pas s'effondrer
le système bancaire, il le défendra contre
le droit moral des tropis. Sinon, il le
renflouera avec l'argent public?, songeons-nous
avec le recul temporel et l'expérience de
notre époque récente.
Pour multiplier et sélectionner
la population des tropis, le rythme de la
parturition des femelles sera accéléré.
Pour augmenter la capacité de travail, les
mâles seront castrés. Nous ne pouvons que
penser immédiatement au sort réservé aux
animaux dans notre société industrielle.
Pour parfaire ce scénario,
Vancruysen tente de corrompre le héros Douglas
Templemore qui, de ce fait, apprend les
projets de la Société Fermière du Takoura.
Au chapitre XV réapparaît
le spectre des rouages du capitalisme. Sir
Arthur Draper, qui préside le procès de
Douglas Templemore meurtrier de l'un de
ses tropiots, est invité à rejoindre à son
club le lord du Sceau privé, ministre anglais.
Ce dernier tente de soudoyer Sir Arthur
Draper en orientant le verdict: les tropis
sont des hommes. Ce n'est ni pour des
motifs moraux ni pour faire surgir la vérité
sur l'identité de ces êtres. C'est
pour sauver l'industrie anglaise:
"- Il est impossible
de ne pas tenir compte... quand est menacée
gravement la prospérité d'une branche énorme
de notre industrie...Vous n'ignorez pas
[...] certains projets australiens sur les
tropis. [...]
- C'est une heureuse
coïncidence que... que l'intérêt de notre
grande industrie textile s'identifie avec...avec
la thèse du Ministère public".
L'Etat participe de ce
fonctionnement capitaliste de la société. L'intérêt
des tropis n'est pris en compte uniquement
que parce qu'il soutient la défense des
intérêts industriels d'une nation. Nous
comprenons que si c'était le cas inverse
les tropis auraient été impitoyablement
catalogués comme animaux et laissés à leur
sort peu enviable entre les mains des entrepreneurs
australiens. La morale est peu de chose
face à la survie du capitalisme...
Article mis
en ligne le 11 février 2020
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