Jean Bruller et l'illustration littéraire de l'entre-deux-guerres
Jean Bruller dans la thèse de Jean-Michel Galland
Dans sa thèse intitulée « L’édition illustrée de l’entre-deux-guerres à travers l’œuvre de trois de ses acteurs, Clément Serveau, Jean Gabriel Daragnès et Daniel Henry Kahnweiler : une approche socio-esthétique », Jean-Michel Galland évoque 46 fois Jean Bruller.
Notre artiste n'est certes pas le sujet central de sa thèse. Pour autant, il est souvent mentionné et il est classé parmi les parcours socio-esthétiques des artistes étudiés.
Cette thèse déclare d'emblée avoir une approche bourdieusienne de l'illustration littéraire de l'entre-deux-guerres. L’illustration littéraire présentait, pendant l’entre-deux-guerres, toutes les propriétés d’un champ autonome. Et Galland s'arrête d'abord sur l'analyse de ce champ autonome, notamment en rappelant la crise du livre de luxe à partir de 1927-1928 qui anticipa la crise économique. C'est à cette occasion que Galland convoque Jean Bruller critique d'art. Dans son article souvent cité, Jean Bruller prédit cette crise du livre luxueux dans un discours critique ciblant la baisse de qualité des productions luxueuses tenant autant aux artistes qu'aux éditeurs.
Ce n'est pas sur cet aspect que je vais insister. C'est davantage sur le classement de Jean Bruller parmi les hédonistes.
Jean Bruller classé parmi les hédonistes
Jean-Michel Galland convoque les travaux de Gisèle Sapiro pour rappeler les 4 secteurs du champ littéraire. Celle-ci dénomme respectivement les écrivains « les avant-gardes », « les esthètes », « les notables » et « les polémistes ». Elle place par ailleurs la forme et le style près du pôle symbolique, et le contenu et la morale près du pôle temporel.
Travaillant davantage sur les aspects littéraires et artistiques plutôt que politiques, Galland modifie certaines dénominations. Ainsi les polémistes deviennent les hédonistes.
Les hédonistes sont en priorité les humoristes ou ex-humoristes du Crapouillot et du Salon de l'Araignée, comme Chas Laborde, Gus Bofa, Boucher ou Falké. Voici ce qu'écrit Galland:
Après avoir longtemps hésité, nous avons choisi le terme d’«hédonistes » pour désigner les acteurs du quatrième et dernier secteur de cette structure générique. Les hédonistes adhèrent à l’argent, au sens et à l’objectivité, comme les académistes. Ils participent, comme eux, à une part des productions « grand public » du champ considéré. Mais, plus défavorisés qu’eux, ils partagent avec l’avant-garde les valeurs associées à la bohème, l’anarchie (souvent de droite pour les hédonistes et non plus de gauche comme l’avant-garde) et le plaisir – opposé à la Beauté du pôle institutionnel – décliné, chez les hédonistes, en humour et en ironie – chez les écrivains et les dessinateurs humoristes – et en divertissement quant à l’objet de leurs productions « grand public ».
Concernant Jean Bruller, seul le positionnement politique de droite ne fonctionne pas. Sinon, autant en tant qu'artiste qu'en tant que critique d'art, il peut effectivement être placé dans cette catégorie. Il dessina pour dire et croit dans la technique du trait de crayon. Il pratiqua le plaisir de l'humour et de la satire dans ses albums. Il participa aux albums ludiques pour la jeunesse.
Comme les hédonistes, il s’exprima surtout par la « schématisation ».
Leur particularité est d’illustrer de manière souvent très narrative [...]. Il y a donc bien, dans leur cas, une corrélation entre facture et mode d’illustration.
Après la Seconde guerre mondiale, Vercors fut la figure symbolique célèbre que l'on connaît. Quoique potentiellement académisable (Maurois voulut proposer sa candidature en 1965), Vercors garda des caractéristiques propres aux hédonistes. Tandis que son ami Jules Romains s'était embourgeoisé, Vercors resta un peu dans une vie de bohème. C'est du moins ce que Romains en dit pour expliquer l'une des raisons de leur éloignement (voir mon long article Jules Romains et Vercors, deux hommes de bonne volonté).
Article mis en ligne le 15 juillet 2022