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Quand le fantôme d’Edgar Poe plane sur l’œuvre de Jean Bruller-Vercors :

résonances artistiques, frontières génériques

Préambule

L'influence d'Edgar Poe sur l'oeuvre graphique de Jean Bruller

L'influence d'Edgar Poe sur l'écrivain Vercors

 

 

 

 

Préambule

Grand lecteur, Jean Bruller-Vercors dessina puis écrivit en puisant son inspiration dans sa culture classique héritée d’une mère institutrice et d’un père qui avait pendant plusieurs années dirigé une petite maison d’édition.

De cette culture émerge notamment la figure d’Edgar Poe qui tient une place particulière dans la vie et la carrière aussi bien de Jean Bruller illustrateur que du nouvelliste Vercors.

Les trois eaux-fortes pour l’illustration du poème Le Corbeau eurent un tirage limité à 40 exemplaires, mais ce premier contact avec l’écrivain américain était sentimentalement essentiel pour Jean Bruller, puisque celui-ci édita les exemplaires symboliquement le jour de son anniversaire, le 26 février 1929. Cette œuvre à forte tonalité autobiographique entrait en résonance avec l’univers sombre de Poe au moment où l’illustrateur traversait une crise existentielle.

1942 se révèle une année-tampon entre les deux carrières. Au moment même où il s’occupait de l’impression, puis de la diffusion clandestines de son Silence de la mer, premier volume des Editions de Minuit, Jean Bruller travailla jusqu’en avril 1942 aux illustrations de trois poèmes en prose de Poe : Silence, Ombre et L’Ile de la Fée ; puis d’avril à décembre à l’illustration de The Rime of the Ancient Mariner de Coleridge. Tous seront édités confidentiellement pour de riches bibliophiles, afin de ne pas déroger à la règle qu’il s’était donnée de faire obstinément et publiquement silence sous le joug du nazisme et du régime de Vichy et de passer par le combat littéraire clandestin.

L’influence de Poe resurgit bien plus tard avec Les Chevaux du Temps en 1977. Cet artiste qui a toujours dessiné, puis écrit pour dire, s’abandonna délicieusement au « simple plaisir d’écrire » des histoires de fantômes à la manière de Gérard de Nerval et d’Edgar Poe, explique-t-il dans la préface.

Ainsi de l’illustration du Corbeau en 1929 à l’invention de récits fantastiques en 1977 Poe a-t-il été une figure tutélaire dans la double carrière de Jean Bruller-Vercors, tant pour les aspects thématiques et biographiques que pour les choix génériques.

 

L’influence d’Edgar Poe sur l’œuvre graphique de Jean Bruller

Illustrer un texte d’auteur, ce n’était pas pour Jean Bruller dupliquer servilement l’écriture par le dessin. Jean Bruller expliqua comment il concevait et appliquait la transposition de la narration au dessin :

D'une manière générale, j'ai toujours professé que l'illustration d'un ouvrage de fiction n'a d'intérêt que pour autant qu'elle nous éclaire sur les prolongements que l’œuvre a provoqués dans l'imagination de l’illustrateur. Si l'artiste ne l'enrichit pas d'éléments nouveaux, à quoi bon ? L'illustration servile est sans profit pour le lecteur, qu'elle gênera au contraire dans sa propre imagination. C'est sans doute la raison pour laquelle je n'ai pas encore, malgré mainte sollicitation, pu me résoudre à illustrer une de mes propres oeuvres (Les Chevaux du Temps, p. 8)

L’illustration de Poe est, si nous reprenons la terminologie de Gérard Genette, un hypertexte qui se veut davantage qu’un calque servile, donc superfétatoire selon Jean Bruller, de son hypotexte. Ainsi Jean Bruller orna le poème en prose Silence de Poe de deux gravures formant de parfaits diptyques. Dans la première illustration, un Démon observe un homme, sur son rocher surplombant une rivière agitée, visiblement tourmenté par le grouillement convulsif de la nature. Ce qui ressort dans ce dessin, c’est le trait, c’est la griffe sur la plaque de cuivre, les zébrures en diagonale de la pluie qui s’abat sur d’inquiétants hippopotames, gueules ouvertes, et d’autres formes difficiles à identifier. Quant au corbeau, non évoqué dans ce conte, il se présente comme une réminiscence de l’illustration de 1929 du poème Le Corbeau. L’observateur sur son rocher a l’attitude emblématique du poète romantique face à la nature déchaînée. Ce dessin s’inspire notamment des peintures de Victor Hugo, du poète en exil dans la posture de l’éclaireur au regard tourné vers la France muselée de Napoléon III. Cette remarque n’a rien de spéculatif. Celui qui naquit cent ans jour pour jour après Hugo ne cacha jamais son admiration pour le mage romantique. Cette illustration est très certainement un écho à la Seconde Guerre mondiale, avec son cortège de violence et de désolation. Aussi les implications historiques sont-elles patentes. En 1942, ces trois choix de poèmes de Poe lui permirent de peindre l'enfer de l'Occupation.

Dans la seconde gravure, le Démon frappe le paysage de la malédiction du silence : plus de mouvements, plus de bruits en cette fin de conte poétique. Jean Bruller utilisa alors la même technique de zébrures parallèles, mais beaucoup plus atténuées, car le contraste entre la lumière et le noir est moins fort. Il représenta le même paysage, le même personnage sur son rocher, mais tout est devenu calme, d’un silence énigmatique et ambigu : est-ce la transcription du silence que s’imposa Jean Bruller entre 1939 et 1941 avant de passer à la Résistance littéraire? celui qui oppressa les écrivains sous l’Occupation ? Notre interprétation s’arrête à la porte de l’imaginaire de Jean Bruller-Vercors.

L’Ombre de Poe met en scène un narrateur qui festoie avec six autres convives au côté d’un mort, foudroyé par les ravages de la Peste. Surgit une Ombre issue du royaume de l’Enfer. Jean Bruller proposa là encore deux gravures. Le ton prophétique du conte s’aiguise dans la seconde gravure, magistrale, sous-tendue par le Fléau – la Peste -, symbole de la guerre. La silhouette ébauchée schématise une forme humaine dont la représentation fait immanquablement penser à Rembrandt, un peintre que Jean Bruller admirait, et dans le prolongement de cette réflexion, à Shakespeare. Jean Bruller choisit en effet aussi l’année 1942 pour affronter un projet artistique qu'il portait depuis les années 20, celui de l'illustration de Hamlet. Mais parce que le dessinateur n'aura pas été encore assez mûr pour « tuer Bruller-le-Vieux », que son nouveau rôle à la Libération mettra en sommeil ses illustrations, qu'en 1953 l'incendie de sa demeure anéantira celles-ci, le projet n'aboutit qu'en 1965. En outre, Vercors proposa une traduction du drame shakespearien. L’ensemble du projet s’inspire largement de Rembrandt dont les premiers échos se retrouvent dans cette illustration du conte de Poe, puisque nous pensons immanquablement à l’apparition du père de Hamlet assassiné.

Plus généralement, si nous observons l’ensemble de la première carrière de Jean Bruller, nous constatons que ce dernier ne choisit pas au hasard cet auteur américain. Il opta pour l’univers onirique de Poe, parce que celui-ci répondait à ses propres thématiques.

L’amour par-delà la mort traverse autant Le Corbeau que les sept récits des Chevaux du Temps. Les scènes angoissantes de ces Chevaux du Temps comme des poèmes en prose Silence, Ombre et L’Ile de la fée se déroulent dans un paysage nocturne, dans une atmosphère pesante et funèbre, à la limite de la réalité, comme le fut d’ailleurs une partie de sa grande œuvre graphique, La Danse des vivants, dont l’un des chapitres s’intitule « L’Homme et ses fantômes ».

Prédomine surtout un univers marin et terriblement silencieux dans ces trois contes poétiques de Poe. Or, cela nous offre l’occasion de pénétrer le passé enfoui de Jean Bruller: silences », cimetières marins hantés par les prestigieuses figures d’outre-tombe de Poe, mais aussi de Valéry, Hugo et Chateaubriand, qui éclairent le parcours de Jean Bruller-Vercors : son album Silences au titre hautement significatif puisque Jean Bruller va définitivement disparaître après cette dernière publication ; un album dépouillé de textes alors que tous ses autres albums en étaient ornés, et symboliquement publié en 1938, juste avant que l’Occupation allemande ne musèle les artistes par la censure. Et n’oublions pas que Jean Bruller laissa la place à Vercors avec une nouvelle au titre métaphorique qui s’éclaire de lui-même : Le Silence de la mer, récit qui brave les interdictions éditoriales.

Les résonances thématiques répondent donc à deux imaginaires convergents de Poe et de Jean Bruller. L’hypertexte entre en symbiose avec son hypotexte.

 

L’influence d’Edgar Poe sur l’écrivain Vercors

Au-delà des inspirations biographiques et thématiques, les deux auteurs se rejoignent dans leurs choix génériques. Les deux auteurs excellèrent en effet dans leur maîtrise du genre concis et bref de la nouvelle, une concision ciselée qui déborde par ailleurs la nouvelle pour s’exercer dans d’autres genres pratiqués par les deux hommes : dans le cas de Jean Bruller dans l’exercice du dessin ; dans le cas de Poe dans l’exercice du poème en prose, germination de l'éclatement des genres par son caractère intrinsèquement hybride. Le poème en prose se distingue de la prose poétique par l’image bien connue de Paul Valéry. Selon celui-ci, le poème en prose est assimilé à la danse et la prose poétique à la marche.

En 1942, Jean Bruller tout à la fois grava les affres de l’Histoire dans ses illustrations de Silence, Ombre et L’Ile de la fée, et tenta probablement de trouver un refuge salvateur dans cet ailleurs fantastique, fût-ce momentanément. C’est également prégnant en 1977, quand Vercors s'adonna à une récréation littéraire avec Les Chevaux du Temps. Le rationaliste Vercors, qui fonde son éthique sur le matérialisme scientifique l’intellectuel engagé que ses pairs connurent immuablement depuis la guerre, s'égara dans des histoires de fantômes dans le sillage d’Edgar Poe.

En effet, dans les années 70, comme beaucoup d’intellectuels de gauche, Vercors se sentit désemparé, sa correspondance l’atteste. Les désillusions répétées dues à l’échec de l’avènement d’un socialisme à visage humain exacerbèrent son découragement. Son compagnonnage de route plus ou moins houleux avec le P.C.F. jusqu’à son éloignement autour des années 1957-1958, les déceptions chinoises et indochinoises, l’ « affaire Soljenitsyne », l’incitèrent dès la fin des années 60 à  se réfugier « dans l’intemporel, autrement dit le romanesque afin de poser humblement quelques briques modestes sur la muraille immense de la construction humaine » (Lettre de Vercors à Elian J. Finbert, [1974 ?]). Vercors, d’habitude très engagé, préféra s’évader dans un ailleurs fantastique avec Les Chevaux du Temps.

Or, contrairement aux apparences, ce choix n’est pas en contradiction avec ses œuvres antérieures. Bien plus, nous pénétrons au cœur de l’art complet de l’artiste. La substance de l'art de Jean Bruller et de Vercors tiendrait, selon plusieurs de ses correspondants, dans son réalisme et sa minutie auréolés d'un mystère envoûtant. Ce savant dosage d'éléments apparemment inconciliables que le conteur réussit à maintenir en équilibre, hisse sa prose si concise dans les sphères poétiques. Une poésie encore prégnante dans Les Chevaux du Temps, en marge, dit-il, de la voie qu'il s'est assignée. Le compte-rendu que Ernest Kahane, en lecteur assidu, ne manquait jamais de réaliser pour le bulletin de L’Union Rationaliste, évoque cette poésie propre à son fidèle ami :

« Vercors agit en poète dans ce roman, et cela n'est pas pour surprendre ceux qui, il y a près d'un demi-siècle, discernaient avec ravissement de la poésie jusque dans les légendes de ses dessins des Relevés Trimestriels ».

Cette poésie, inhérente à Jean Bruller-Vercors, résume sa double carrière, elle relie en une continuité les deux moyens artistiques plutôt qu'elle ne les rompt brutalement. Il y a du Jean Bruller dans Vercors malgré l'abandon du dessin, tout comme il y avait déjà du Vercors en Jean Bruller. Le style de Jean Bruller ne se substitua pas à celui de Vercors, c'est le moyen d'expression qui changea. Il prouva à chaque oeuvre la gamme étendue de son talent. Son talent se charge d'une poésie, à l'assemblage au premier abord d'éléments contradictoires, créatrice d'une mystérieuse alchimie ; cette poésie qui subsume ses choix génériques et dépasse les intentions de l'intellectuel engagé et du moraliste pour retenir avant tout l'artiste ; cette poésie qui le rapproche d’un grand nom, celui de Poe.

La continuité manifeste entre Jean Bruller et Vercors se décèle dans deux jugements de Roger Martin du Gard. En 1938, avant que Jean Bruller ne devienne Vercors, Martin du Gard le classa lucidement parmi les auteurs de nouvelles :

« Si vous perdiez la vue, ou la main, vous dicteriez des nouvelles, et votre œuvre se continuerait… ».

Sa prédiction se réalisa, son oeuvre scripturale s'épanouit effectivement dans ce genre si prisé par Edgar Poe. Toujours aussi sagace en 1945, Roger Martin du Gard perçut cette fusion brillante dans la nouvelle Le Songe (1943) :

Votre Songe a, pour moi, un intérêt accessoire, mais important. Il me prouve enfin qu’on ne s’est pas fichu de moi, et qu’il est bien vrai que Jean Bruller et Vercors soient le même homme. Pour la première fois, je puis établir un lien direct entre votre œuvre littéraire et vos dessins. Enfin, je peux apercevoir une inspiration commune ! Car les saisissantes évocations du Songe ont la force et la grandeur définitives de vos personnages d’albums.

 

Or Le Songe s'inspire de visions hallucinées des poèmes en prose de Poe. Emprisonné dans son cauchemar au temps circulaire et infini, le narrateur est oppressé dans un paysage cauchemardesque. Les hommes croqués en un trait de crayon plus ou moins épais ressemblent à des fantômes errants aux membres tordus par la souffrance. Entouré de ces ombres déshumanisées, le personnage principal ne tardera pas à découvrir la clé d’un songe angoissant : les camps de la mort dont le fils de l’écrivain Jacques Chardonne révéla à Vercors l’existence. Les focalisations sur les condamnés enfermés dans l’un de ces camps sont autant d’instantanés aux notations visuelles minutieuses.

Roger Martin du Gard sut ainsi observer avant-guerre les potentialités génériques voisines de la nouvelle qui traversent les dessins de Jean Bruller, et apprécia en 1945 les passerelles artistiques en germe dans Le Songe.

Cette poésie de l’horrible et de l’hallucination trouva son prolongement dans Les Armes de la Nuit (1946) qui véhicule les images obsédantes de Pierre Cange, mort-vivant revenu à la Libération dans sa Bretagne natale bordée par la mer, longtemps silencieux, malgré l’amour de sa fiancée, sur la vie cauchemardesque des camps d’extermination. L’indicible aveu est mis en scène dans une terrible nuit d’orage, en un tableau fantastique. Cette danse macabre, à l’image de la prose poétique de Poe traduite par Baudelaire, aide à nommer les contours d’une réalité vertigineuse.

Ensuite l'univers hallucinatoire de Poe s'éloigne davantage de celui de Vercors de la fin des années 40 jusqu’aux Chevaux du Temps en 1977, avec néanmoins quelques réminiscences, plus anecdotiques il est vrai, d’Edgar Poe dans certaines autres œuvres : l'homme de Sillages qui lutte dans le silence de la mer, ou le « nevermore » du narrateur Richwick devant la prise de conscience de Sylva, personnage éponyme d’un conte philosophique de 1961, face à la mort d'un être cher. Remarquons à ce sujet que ce lien intertextuel entre Poe et Vercors apparaîtra de nouveau explicitement par la même citation, ce « nevermore » du poème Le Corbeau, dans l’un des récits des Chevaux du Temps.

Vercors joua de la transgression des limites génériques. Les Chevaux du Temps est un ouvrage explicitement estampillé « roman » en page de garde, désigné comme un « roman fantastique » par Vercors dans le préambule. Pourtant, les sept chapitres sont gérés en autarcie, comme s'il s'agissait de nouvelles conduites par des personnages d'un récit-cadre chargés à tour de rôle de raconter une histoire, à la manière du Decameron de Boccace. Dans le sillage de conteurs d'une longue lignée littéraire, ce nouvel Heptaméron, non celui de Marguerite de Navarre mais celui de Vercors, se révèle une prose poétique fort proche des trois poèmes en prose de Poe que Jean Bruller illustra en 1942.

Edgar Poe eut donc une réelle influence tant sur l’univers brullerien que l’univers vercorien. Il marqua de son empreinte l’art du graveur comme celui de l’écrivain, dans ses rapports intertextuels, hypertextuels et architextuels. Nous pouvons ainsi dire que l’œuvre de Poe fut un héritage littéraire fécond, puisqu’il dynamisa l’activité créatrice de Jean Bruller-Vercors.

 

Article mis en ligne le 1er février 2018

 

 

 

 

 

 

 

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